En cas de tempête ce jardin sera fermé – Le croissant d’Alexandre – 83

[Rodney Smith]

Le croissant d’Alexandre

Je l’ai remarqué à travers la vitre du Café Carré, posé sur le comptoir dans son boîtier de plastique transparent. Il était seul. J’allais m’asseoir sur la terrasse où il m’arrive de prendre mon petit-déjeuner, le serveur pakistanais passait d’une table à l’autre pour prendre les commandes. Peu avant qu’Ali n’arrive à moi j’entends un client demander un croissant. Le croissant. Il était au beurre et non ordinaire : je ne supporte pas qu’un croissant puisse être dit ordinaire (pourquoi pas nature !), et donc à la margarine. Ma colère est épouvantable. Quoiqu’un peu disproportionnée.

En fait, une détresse farouche d’enfant à qui sa maman, son jouet, son copain, est retiré. C’est mon croissant et je songe avec sympathie à ces hommes en difficulté qu’on prive de leur bien : mon poste administratif, mon usine, ma femme. Comment ne pas souffrir atrocement de cette dépossession inique jusqu’à fouetter l’usurpateur, brûler l’usine en faillite, étrangler l’épouse    odieuse ? Homme de bon sens (quel ennui !), j’allai à la boulangerie Chez Chonchon acheter un autre croissant.

Notablement moins bon.

Rien n’en apparut pour le reste du monde.