Catastrophe lente – 84

Je ne suis pas sûr que licorne soit le vrai nom de ce drôle d’animal et m’en fous un peu, toujours mon côté sans scrupule et sans-culotte. J’attribuais ce goût des hommes et de se donner à n’importe qui n’importe où n’importe comment aux effets résolus de la mort de Dieu. N’ayant pas la moindre confiance dans l’Au-delà ma reine des mers océaniques préférait s’aménager aux petits oignons un paradis personnel dans son lit à baldaquin tant qu’il en était temps en lieu et en heure ici-bas. Et de fait, qu’y-a-t-il de mieux à faire si on a cette conception sévère et farouche de la mort définitive de toutes choses ? Nous n’aurons que le paradis que nous avons su ima­giner. La tragédie n’en est que plus belle et le courage de l’incrédule d’une noble lucidité au front de la pensée libre.

Celle qui me disait au cours de nos dîners sur le vieux port « Tu parles comme un livre » avec un sourire enfariné que j’aurais bien giflé si je n’avais été tellement courtois (tout dépend du livre) s’était sans doute échouée par erreur sur cette côte sinistre et dans cette saison morose. L’abondant usage de l’alcool au cours de nos jeux nautiques était loin d’être un divertissement innocent. Je ne crois pas que nous nous serions supportés, la licorne et moi, sans cette intoxication soigneuse, rigoureuse et roborative. J’y vis la preuve que bien des couples ne font l’amour que parce qu’ils s’ennuient.

Ce qui me rend mémorable cette personne pénible est ce goût que j’ai toujours eu (et le plus souvent subi, je crois l’avoir dit quelque part mais je ne sais plus où) pour les personnalités les plus en quelque sorte traversières, peu de ce monde, planantes et pas mal déboussolées sinon détraquées, cela dit sans la moindre rancune – ou esprit de vengeance : il n’est à peu près tolérable de vivre en société qu’à la condition d’être un grand psychopathe.

[à suivre]