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Publié par Michel Castanier

 

UNE SAISON INQUIETE

 

SOLO

 

XIII. Travaux pratiques à la maison

 

Une fois rentré chez nous, défait de notre parure de fête

– l’allure hautaine ou dégagée de tout, l’habillement très étudié, le maintien tenu, les Ray-Bans énigmatiques et le galurin posé au coin de l’œil –

il ne reste de nous que la dépouille

– s’écrouler dans le fauteuil qui gémit de stupeur, les souliers délacés, la cravate dénouée, le visage accablé d’hébétude, l’esprit à l’abandon, au bord des sanglots.

Par bonheur Sic détient la superficialité d’un trampoline – d’où des moments de regain sans cause bien déce­lable, au mieux des affleurements d’une joie d’être très simple, – parfaite­ment injustifiée, du moins une satisfaction diffuse sans doute animale et le meilleur de ce qu’il aurait à perdre dans la mort. À l’évidence il abuse des compléments alimentaires.

Voilà qui favorise les leurres de la légèreté et d’une certaine supériorité bienvenue.

______

 

« Hum (toux discrète) ! Rien ne corrompt plus qu’un mauvais livre. Les jeunes artistes copient leurs maîtres comme l’enfant apprend en imitant ses parents, chacun le sait, qui n’a pas eu la chance d’être adulte avant d’être enfant. Assez vite, ils les sin­gent. Ainsi que s’enduisent les mouche­rons aux rubans encollés ils adhèrent aux défauts les plus criants des auteurs admirés – défauts qu’ils reproduisent en les tenant pour du style alors qu’ils ne sont que des tics et clichés (d’époque ou per­sonnels). Une plante carnivore y suffirait, plus sexy, où se dis­soudrait ce mouche­ron : le plagiat ingénu. »

Sic, qui s’estimait des aptitudes pour écrire, eut un long regard dubitatif vers ses bibliothèques où les abat-jours tamisaient de miel la lumière crue de l’été.

« Toute l’efficacité du mythomane est de croire sincèrement à son imagination – et souvent chez lui le mensonge est assez réussi pour qu’on le lui pardonne parce qu’il est plaisant d’écouter le récit d’un beau voyage homérique ; du moins cet aède a-t-il de l’inventivité, – de même que sera admiré le grand plagiaire s’il vend sous le manteau un faux Botticelli au riche marchand d’art. Les artistes insuffisants n’ont pas cette chance. Au-delà de l’imitation ils n’ont aucune originalité où s’imaginer. Leurs capacités sont incomplètes, ils tiennent pour des facultés de haut vol la facilité avec laquelle ils alignent ce qui leur passe par la tête sans la moindre révision – autant dire les fadaises convenues que nous partageons tous. Bref, ces médiocres se trompent de vocation. Un défaut bien connu. C’est pourquoi nous avons de plus en plus de mauvais auteurs sur le marché du livre. Ne nous y trompons pas, cela tient à ce que nous avons tant de mauvais lecteurs. Qu’est-ce qu’ils lisent quand ils lisent ? 

« Je ne voudrais pas lasser. Nous poursuivrons cette intéres­sante conférence une autre fois. »

Sic salua les nounours alignés de part et d’autre de Blandine posée sur le canapé, bien droite, bien sage, genoux serrés. Tout le monde applaudit avec vigueur et Blandine se jeta dans les bras de son ami, ce qui le fit tomber dans leur lit, qui s’était glissé en riant derrière eux.

 

XIV. Nos énigmes

 

Il fatiguerait de n’être jamais content. Un état de récri­mination permanente caractérise certains commentateurs de l’actualité qui ont leur lit de camp, le camping gaz et la tente de survie sur les plateaux des chaînes d’informations continues.

Ces gens ne sont pas d’accord, ils « rebondissent » de tous côtés en le répétant à tout propos ; – ils s’opposent ; être d’accord avec quoi que ce soit leur occa­sionnerait des états bien pires que l’optimisme et la joie de vivre ou la simple indifférence, ils perdraient toute contenance, se disloqueraient, un hideux sourire de joie les défigurerait. Ils l’ont décidé, ils n’aiment pas le président, c’est si vrai qu’à sa vue une amertume déforme leur petit visage malheureux. Vite, on leur enlève des mains son portrait, on les démunit de leurs ciseaux à découper le président, on leur donne à boire de l’eau fraîche, ils respirent mieux.

L’indignation à l’égard du président est leur morne novembre chaque mois de l’année. Il pleut sur leur vie, il fait froid en été, au mieux il bruine (on ne l’aura pas entendu s’exprimer d’au moins une semaine). – Leurs petites pensées répétitives sont les maillons d’une chaîne rouillée où ils sont entravés, menu visage crispé, d’une dureté de silex, vraiment très fâchés, sévères, austères, – mais aussi soudain nerveux (il a repris la parole), de plus en plus nerveux, la voix précipitée, élevant alors le ton, secs, tranchant, soudain éructant, choc d’étincelles, les lunettes de travers, ruant dans les maillons, fous de rage à l’idée de n’être pas approuvés, pas compris, pas aimés par le président

La moindre détente intellectuelle, la moindre approbation, pulvériserait l’éternel opposant dans un petit tas de poussière qu’emporterait le vent fantaisiste de la tramontane. Une telle crispation de l’âme effraie. L’enfer sur terre avant l’heure – et l’esprit rance dans l’enclos du crâne  se met à sentir le renfermé.

Blandine et Sic, la main dans la main sur le canapé du salon, souffraient de ces angoisses, ils plaignaient ces momies de la réprobation, emmaillotées dans leurs ressenti­ments, ils avaient de la compassion pour tant de souffrance, – puis ils se faisaient un bisou et tout allait mieux.

 

 

XV. Génie de l’Évolution

 

La sensibilité esthétique engage tout l’être et son histoire. L’accord esthétique sera la note bleue d’un couple d’amoureux. Le désaccord au sujet d’un film vulgaire serait vécu comme une trahison irréparable, la plus abominable des infidélités. Nous admettrions d’un ami qu’il ait mauvais goût, le pauvre ; l’absence d’affinités sera une déchirure si l’amie se vautre dans une musique médiocre.

– Et pourtant, le plaisir souverain de danser en farandole la danse des canards – je suppose !

______

 

C’était lendemain de Fête de la musique au Café Carré sous un parasol jaune serin, en dessous d’une écume de franges blanches. – C’en était fini du boucan, l’air matinal était tendre, la place pacifiée, le citoyen rare, la moindre petite activité faisait évènement …

Le chien qui passait et repassait en serrant une balle en caoutchouc baveuse dans sa gueule ...

Un petit gitan s’obstinait à offrir son pain au chocolat à un gros bonhomme embarrassé ...

Le serveur s’était assis et pianotait son plateau ...

De temps à autre, des murmures ...

Les gens ne voulaient rien de particulier, n’aspiraient à rien. Ils étaient tranquilles, selon le mot favori de la ville.

Bien sûr, l’intranquillité c’est le progrès, l’Humanité en marche, mais est-ce bien nécessaire, le progrès ? N’auraient-ils pas été plus heureux, plus apaisés, à l’entrée de leur caverne de troglodytes, la tendre Blandine et Sic, à goûter la douceur de l’air, le lent passage d’un bronto­saure dans les fougères ou l’envol charmant de reptiles volants – et si ces ani­maux ado­rables n’étaient pas d’époque, ne se seraient-ils pas amusés à les imaginer ? Certes, l’ami des bêtes qu’est Sic, très échauffé, aurait assez vite tiré Blandine par ses beaux cheveux blonds jusqu’au fin fond de leur grotte pour quelque activité déplo­rable, mais ça, ça c’est l’intranquillité.

Et le progrès, hélas, qui mène l’Humanité par le bout du       nez.

 

 

XVI. Nos énigmes

 

Je songeais à Sara, la petite guide d’un documentaire traitant d’Auschwitz, et à ce que pouvait être l’atmosphère de ses pensées quotidiennes, quand je me suis souvenu d’un enfant de mon âge qui guidait des touristes dans l’Auberge rouge de Peyrebeille, – repaire tapi sur un plateau sinistre des Cévennes. Il décrivait l’activité commerciale intense dans les années dix-huit-cent, il détaillait le processus d’élimination des voyageurs, il pointait le doigt vers une poutre d’escalier abîmée où un grand Nègre avait choqué à mort les nuques des vieillards, des femmes, des enfants, il nous amenait visiter la chambre froide rudimentaire où avaient été pendus les quartiers de voyageurs, dont nous aurions été à quelques décennies près. – Je suis cet enfant à la voix morne et monocorde.

______

 

Finalement, l’auberge était une petite entreprise locale autar­cique. On retrouvait à l’époque le même souci de rentabilité en circuit fermé dans les comptoirs commerciaux des maîtres de forges nourrissant leurs cités ouvrières, ruches alignées en bara­quements devant l’usine. Cette industrialisation en cycle clos de cantonnements allait être un exemple pour le dispositif des camps d’extermination nazis et leur conception administrative minutieuse de la rentabilité humaine, basée sur une supériorité raciale ou culturelle. – De cette domination on vit les prémices dix-neuvièmistes dans le regain du Jardin d’Acclimatation pari­sien en voie de désaffection jusqu’à ce que son directeur eut l’idée d’exposer un village d’esquimaux pour la fascination du bon peuple.

______

 

Le succès de la tribu d’Inuits – tout est là, en germe. La plupart des futures erreurs militaires, idéologiques et poli­tiques du vingtième siècle ont tenu à un indéfectible sentiment de supériorité à l’égard de tout ce qui n’était pas nous.

Nous et notre pureté civilisationnelle, militante ou raciale.

Un écart génétique est une potentialité qui s’affirme ou s’éteint. La singularité relève d’une infériorité dans l’Évolution humaine – une mutation hasardeuse qu’on exploite, domine ou extermine. Les allemands méprisaient les slaves et à peu près tout le monde sauf Odin, les dirigeants soviétiques méprisaient ce qu’ils appe­laient les masses, courroies de transmission d’un avenir radieux pour la nomenklatura, les américains méprisaient les japonais, les japonais méprisaient les chinois, et je ne sais pas qui les chi­nois méprisaient, mais ils devaient bien mésestimer quelqu’un, étant l’Empire du Milieu. D’où s’ensuivit des erreurs militaires de calibrage : on ne considère plus à sa juste mesure une espèce inférieure. On s’essuie les pieds dessus. D’où la retraite alle­mande de l’Est, les belles villes teutonnes ruinées, l’attaque de Pearl Harbor, les villes japonaises brûlées au napalm – et Hiroshima.

D’où nos ennemis actuels.

Aujourd’hui qui méprise qui ? Vous aurez les noms des vaincus.

 

[à suivre]

 

 

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