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Publié par Michel Castanier

 

UNE SAISON INQUIETE

 

SOLO

 

VIII. Nos énigmes

 

Blandine et Sic passaient près d’une cour d’école où des enfants s’éni­vraient de leurs cris. Il dut bâillonner Blandine qui s’était mise à hululer et lui en voulut atrocement.

______

 

Il y a toutefois des visages d’enfants où se lit un destin. Leur vie sera ce store que traverse un rayon hanté de poussière. Ils ont ce pri­vilège douteux : leur avenir est dans leur regard. Piètre. Très piètre. Pauvres petites têtes en boule de cristal. L’existence sera triste, obtuse et sans panache jusqu’à ce que vienne l’Heure des insectes. Une main grise s’est posée sur le voile de leur berceau. La sorcière Médiocre a ricané.

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Tout dépend de la dimension.

Un petit lézard c'est mignon, un gros lézard préhistorique c'est épouvantable – surtout si vous êtes sous sa patte.

Sang-froid, sang glacé d'une bête des origines qui attend sa proie sans bouger, terne, médiocre, remuant des pensées mortes. 

Comportement d'espion dans une fissure. 

Langue préhensile qui jaillit, frrrrr, vous êtes avalé.

Vie morne, craintive, remugles de ressentiments.

Esprit croupi, regard torve.

Voilà mon lézard,

un certain « tsar » russe,

qui n’est pas non plus sans me rappeler l'automate joueur d'échecs chez Poe. Il y a quelque chose de mécanique – de grippé – dans sa folie.

Je veux croire que ce soit le commencement de la fin pour ce saurien préhistorique. Le problème est que la folie a quelque chose de contagieux.

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« Pourquoi on me jette des bombes ? J’ai été très sage », dit un petit Ukrainien.

L’enfant voit dans les sirènes d’alerte et les descentes aux abris une distraction amusante et ce grand bénéfice : il échappe à l’école. Maman s’interdit d’exprimer sa peur et ses larmes : de quoi pleurerait-il ? Qu’est-ce qui viendrait lui faire peur ?

Un missile écrasera le toboggan de l’aire de jeux qu’est encore la vie.

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Celui qui coûte c’est le premier, après ce sera jouissance, toute amarre relâchée ; – du défouloir des petites frustrations accumulées se déversant sur la première victime du massacre de masse s’ensuit l’extermination de la bergerie : cet amas pris au piège de la nasse d’un concert d’Heavy Métal qui aurait dû être fruste, certes, mais roboratif (amas, masse, tas ? non, il leur arrive de distinguer à l’abattoir un agneau, particulièrement une femme, une agnelle, et de la prélever pour mieux l’écraser). Ils sulfatent cette pépinière de jeunes gens à l’aise, plutôt bienveillants, en somme élégants dans leur âme et leur corps d’Européens

– dont ils auraient tant voulu être sans faire le moindre effort, sans apprendre, sans respect, en ignares à qui tout est dû. Quelle haine pour cet insouci, cette confiance, cette liberté de pensée, ce bien-être au monde, cette civilisa­tion !

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Des ptérodactyles s’échappent de Gaza pour tomber toutes ailes de mort déployées sur un troupeau de brebis chantant et dansant.

Si ces oiseaux des ténèbres morales avaient su échapper à leur appareillage d’ULM et de religion morbide pour se mêler aux jeunes israéliens et chanter et danser,

les jeunes gazaouis auraient été les nouveaux gazouillis du Cantique des oiseaux – vaste poème soufiste du temps où l’Islam était beau.

Le Cantique ou bien les grognements du vautour.

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Jamais l’humanité n’a été plus monstrueuse que depuis le vingtième siècle, du moins jamais dans de telles quantités.

Un grouillement sur toute la surface de la planète.

C’est pourquoi elle nous est devenue visible. Il n’y a jamais de paix. Ce n’est pas parce qu’un pays est en paix qu’il n’est pas en guerre.

C’est pourquoi il est urgent d’admettre chacun chaleureuse­ment auprès de soi, jamais plus d’un et quelques minutes, n’être d’aucun parti, d’au­cun opinion, d’aucune foule.

Il faudra prendre chaque être en aparté pour aimer les hommes.

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C’est du moins la leçon bienveillante qui est la dot du Mal au berceau des générations futures, si elles ont lieu.

La belle Blandine a toujours réprouvé – sans rien en dire, seu­lement d’un froncement de sourcil – le négligé mental de ceux qui sor­tent de chez eux en survêtement sous le prétexte de courir un peu partout d’un air très concerné. À l’apparition d’une meute de crânes craquelés à la terrasse où Sic et Blandine se tiennent si souvent devant la Maison carrée,

– de quel haut sourcil désapprobateur consi­dérera-t-elle son assassin en jogging, le rire de satisfac­tion bête, la kalachnikov dans les mains, bien huilée comme une bite ?

 

 

IX. Mâchicoulis

 

Or, depuis peu, les dents de Sic ne lui sont plus familières. Il a beau les tâter du bout de la langue, canines, gencives, prémolaires, molaires, il ne les reconnait plus, elles lui sont la présence d’une mâchoire inconnue au lieu de sa bonne vieille dentition grandie avec lui, saine, solide et déchirant broyant concassant avec des plaisirs goulus.

À présent quelqu’un mâche la nourriture à sa place, ils goûtent à deux les plats, mastiquant en cadence, c’est incom­mode et ne laisse plus aucune saveur différenciée, Sic n’ayant plus de temps ni d’intérêt pour démêler des siennes les sensations de l’autre.

Il en est réduit à une mastication collective, il est une can­tine à lui tout seul, ou pas si seul, cette activité étrangère occupe sa bouche, l’annexe et finira par manger sans lui après sa mort.

– En tant qu’homme augmenté ils nourrissent le corps dans un grand encombrement de mandibules ;

Sic a une bouche dans sa bouche,

l’importune mobilise un supplément d’effort

(ou plutôt l’effort a oublié tout naturel),

il mastique en force,

il a une table de montage industrielle dans ses mâchoires,

il tourne mécanique, petite usine, robot ingérant ;

à l’heure du goûter et des sucreries son palais n’a pas perdu ses meubles,

il en a trop,

comme un nouveau riche,

bref il possède à présent le mobilier du requin pour déchiqueter son filet mignon,

il y perd tout appétit,

cède en joie de vivre,

jamais plus il ne pourra mordre allégrement Blandine,

car il ne la partage jamais avec personne,

d’autant qu’il y a un grand risque pour que ses dents demeurent plantées dans sa fesse dodue quand il se réveillera de sa folie.

 

 

X. Nos énigmes

 

La surprise est grande dans les faits-divers où des femmes sont en cause – et quand ne le sont-elles pas à bien des titres divers ? – que tant de laideur du faciès chez certaines crimi­nelles suscite autant de passion. Ces hommes – ceux épris d’elles et bourreaux manipulés pour tuer – discer­nent-ils ces faces de brute ou bien l’étiage de leur sensualité est-il si bas (histoire familiale, cercle étroit des fréquentations envisa­geables, sous-culture, déficit physique ou mental personnel) qu’ils se suffisent d’une activité de frotte­ments aveugle et quasi masturbatoire – comme le chien se frotte à votre jambe ? À moins qu’ils connais­sent fort bien cette dis­grâce ter­rible et qu’elle leur soit un excitant supplé­men­taire – une forme de supériorité secrète où ils dominent leur manipula­trice en objet sexuel (il existe, d’après mes sources, une pratique singu­lière qui consiste à se branler dans un steak, voire un bébé, passons) – à quoi s’ajoute les charmes squelet­tiques de la saleté morale qui est, de toutes les addictions, l’excitation suprême dans le Mal, ce der­nier trait n’étant pas un raffinement sadien, mais la banale expression de la souveraineté de l’individu en majesté. D’où, d’ailleurs et particulièrement, que le tueur en série – ce héros négatif des temps modernes et son consu­mérisme échevelé – soit la Créa­ture privilégiée – le Monstre – du labora­toire commercial : le Marché.

 

 

XI. Morne plaine

 

Le temps était douillet au tendre cœur de l’été indien. Sic revenait d’aller le long des quais du canal. Quelque migrant avait roulé un tonneau de vin vide dans le square Antonin le Pieux pour s’en faire un foyer au soir venu sans considération pour le buisson de roses qu’il écrasait à moitié. Sic remit d’aplomb la barrique avant de monter dessus. Il plaça non sans élégance sa main dans la poche de sa veste en lin, le pouce seul visible, comme il l’avait vu faire au prince de Galles, négligent sans être négligé.

« Mesdames, messieurs, cher public, oiseaux des îles, l’Administration oppose à notre entendement ébahi une face de pierre. Sourires, câlins, chatteries, rien n’y fait : une cohé­rence marmoréenne – odieusement justifiée – nous contemple de haut.

(coups d’œil discrets vers les entrées du square)

« Assez peu de contradictions dans la collecte des informa­tions, en effet. Que la nécessité de tel document âprement recherché se révèle finalement obsolète est un péché véniel ; le capital, le caractère sacré est ailleurs. Une fois décrypté le jar­gon, élucidé les acronymes, médité le plan du labyrinthe, en somme éclairé les arcanes du Mystère, il n’est pas niable qu’une redoutable cohésion est à l’œuvre, un projet quasi divin, le plan salvifique en est surhumain.

(regard plus appuyé au-delà des grilles)

« Cela s’explique aisément, la hantise de cet ordre papelard est ce Mal : le faussaire. Le Minotaure est conçu pour justifier le dédale qui le sécrète comme le ver à soie son cocon (ou est-ce l’inverse ?). L’escroc (un pauvre diable – irait-il, sinon, s’enferrer dans ce piège ?), le parasite, le truqueur est minu­tieusement traqué ainsi qu’un renard par la chasse à courre, levé comme un faisan, pêché comme un thon au filet. Le tri­cheur n’échappe pas aux mailles d’exigences extrêmement détaillées, à l’halali de recherches éperdues de documents de tous ordres : l’effort assidu qui est réclamé décourage l’importun, mortifie l’illettré, démoralise la fripouille.

(regards inquiets de part et d’autre de la statue d’Antonin le Pieux)

« Prouver sa présence au monde n’est pas donné à tous. Il n’y suffit pas d’être aimé. La récompense (l’identité reconnue) tarde, elle est la prise d’un haut fait d’armes : œuvre du mérite, de la sagacité et d’une patience quasi mystique. L’élite des admi­nistrés obtient son dû : l’administration est la preuve de l’existence de l’individu. Quelles que soient les conditions historiques, l'administration ne tourne jamais à vide, elle expulse éventuellement l'impur, l'encombrant, l'indésirable, le parasite, le juif, le tzigane, le slave ou l'homosexuel. La frêle aurore du Bien peut enfin se révéler comme un premier matin de l’humanité chaque matin. Le Mal est refoulé hors du système qui le crée.

(regard affolé à l’horizon des arbres touffus de la Cite de la fontaine)

« N’étant pas des élus, poursuivi par une marabunta d’huissiers pour n’avoir pas obtenu l’aide financière du dépar­tement qui paierait le séjour de ma mère en maison de retraite dans un château perché sur une des sept collines de notre ville, je prépare ma fuite incognito (compte bancaire vidé, change­ment de nom, chirurgie esthétique, charter bon marché ou sous-marin de poche, j’hésite) je me défilerai au fond du fouillis en sueur de la ténébreuse jungle amazonienne, dans la clandestinité protectrice des mygales errantes, du caïman noir, de l’anguille électrique, du piranha glouton et de la fourmi légion­naire. – Il est peu probable que ma bonne mère Elsheimer, il est improbable que ma sainte mère oublieuse soit jetée à la rue, comme m’en a menacé la dame de l’Accueil.

(expression irrémédiable d’affliction à l’égard du square désert)

« Rêveries ! bulles ! nuages ! Il n’est pas question que je fuis mes responsabilités. Blandine ne le permettra pas. Blandine toi qui est fruit d’or et de bonté, figure chevaleresque sous ton heaume de vertu, Croisée au visage limpide de nonne fantasmée par Bernanos, obéir à ton honnêteté n’est pas de tout repos, ma caille dodue.

(yeux obstinément baissés)

« Ainsi est-elle.

Je demeure. »

Une vaste volée de battements d’ailes tint lieu d’applaudissements. Les pigeons quittaient le square, sans doute trop émus à l’arrivée de Blandine à pas posés – un peu de raison dans la déraison et cette forme humaine du hasard, la chance.

 

 

XII. Nos énigmes

 

La charité.

Ce dimanche-là, une saute de vent brutale soulève une flaque de pluie sur la ter­rasse du Café Carré où les sièges sont encastrés les uns dans les autres et liés par des chaînes. Le front appuyé contre la vitre du salon, regardant les gouttes glisser en pente douce contre son nez, Sic songeait combien il importe que ce siècle se voue à ménager la sensibilité, si mal­traitée depuis notre sortie de l’animalité.

Ainsi nous arrive-t-il parfois – rarement – le geste exact pour un ami mal­heureux, le mot nécessaire et infaillible pour un inconnu en désarroi, comportement qui est alors admirable car tout imprégné de grâce, c’est là seul cet acte mystérieux – en art comme dans notre pauvre vie – qu’agit la bonté qui ne s’attarde pas, le reste – œuvres, charités, militan­tisme – étant tout au plus trafic ou soins palliatifs. 

   ______

 

C’était autrefois – du temps de Babylone où être jeune et insoucieux. Les quais du métropolitain étaient déserts. La première rame de 5h30 était passée sur les rails du viaduc à l’heure matutinale où les voyageurs jouent aux quatre coins des compartiments.

Un pigeon voyageur fit une ombre rapide sur les car­reaux de la verrière qui s’ensoleillaient. Un de ses collègues marchait à cloche-pattes sur le bord du quai. Une femme arriva.

Elle passa, repassa, s’assit à côté de Sic sur le banc mural.

« Vous appellerez ce numéro après... »

Elle fouillait dans son sac, écrivait avec application, la pointe de la langue hors des lèvres. Après quoi ? Mais il savait. Après qu’elle se soit jetée sous la rame.

Trois éléments la protégeaient.

1 – On prévient rarement.

2 – Elle n’aurait pas écrit seulement cinq chiffres.

3 – Elle n’aurait pas fini par demander de l’argent.

C’est à peine s’il osait imagi­ner un programme qu’elle reprendrait à chaque rame : nous menacer de sa mort. Ce serait déjà affreux. La comé­die de sa détresse serait déjà de la détresse.

Pour prouver qu’elle ne faisait pas la manche, elle lui donnait un petit éléphant noir (son chat noir, son valet de trèfle, son mistigris). Cependant il cherchait dans ses poches, ne trouvait qu’un billet de cinquante francs, ne se résignait pas à le donner – pro­longeait ses recherches éperdues pendant que le bruit de la rame augmentait, dans l’espoir

1 – d’avoir suffi­samment distrait la malheureuse

2 – de n’avoir pas à don­ner son billet.

Elle courait vers les rails et se tenait sur le bord du quai. Il n’intervenait pas : ils se situaient à l’extrémité opposée à l’arrivée en station.

1 – La rame s’approchera très len­tement, en bout de course à ce niveau.

2 – Le conducteur aura tout le temps d’avoir freiné devant sa chute.

3 – Si lui-même s’avançait, d’ailleurs, ne sauterait-elle pas, se donnant enfin l’importance d’être sauvée ?

Elle avança – le bras, et toucha le front de la rame qui arrivait à sa hauteur.

Bruit de gifle et paume repoussée.

Elle avait sans doute voulu anticiper ce que serait le contact – ce qu’il sera ? Elle alla au machiniste, lui parla. Elle se conduisait comme la patronne d’un grand manège. Le convoi démarra. Elle revint à son siège où l’éléphant noir était demeuré et elle le jeta à toute volée contre la paroi de la rame à nouveau en circu­lation, portes fermées. C’était la fuite de Sic qui était jetée, son insuffisance, sa lâcheté embarquée derrière une vitre, tête basse.

Pendant ce temps, un homme âgé, bien vêtu, traversait le compartiment en faisant part de ses graves soupçons sur les liens de l’État avec la Porte des Enfers. – Il changeait de wagon à la station suivante afin de poursuivre sa mis­sion purificatrice, sans doute. Sur ce quai-là, une vieille femme était assise depuis trois jours à chacun des passages matinaux de Sic. Elle hochait la tête. Elle hochait la tête depuis trois jours. – Hier, ce jeune noir qui simulait être aveugle, frappant de sa canne blanche de tous côtés les chevilles des usagers en foule sur les quais. Blancs, de préférence.

______

 

Sic disait à la vitre, aux gouttes, au ciel brouillé :

« On fait le bien, on n’est pas le bien. On fait l’amour, on n’est pas l’amour. Faire le bien est aussi gênant que faire le mal – à cause du plaisir obscène, c’est significatif à la gêne qu’on ressent au souvenir de la victime de nos bienfaits dans une ville de malheureux, de malades et de salauds. »

Il retirait son front de la vitre en larmes et se détournait de ce qui fut sans qu’il en ait rien su à cette époque une vaste parabole des Formes de l’amour. – L’antithèse relève le sublime poème des siècles, ainsi que l’écrivit notre ami Augustin, et il nous laissa sur cette idée qu’il semblait estimer satisfaisante.

 

[à suivre]

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