Une saison inquiète II – Des nouvelles de la mélancolie (25)
Départ pour un pays lointain
Il y a peu de beaux vieillards, la face romaine, la toge amidonnée retombant pli après pli sur leur petit derrière, la pose auguste, le suicide élégant, ceux-là soupçonnons-les des pires difformités morales, de vénalité, de corruptions, de désirs dégoûtants, infâmes, délicieux ; certains vieux deviennent toujours plus raffinés dans leur sexualité et par lassitude montent les degrés mélancoliques de la plus exquise cruauté, imaginons Mathusalem son enfer son paradis, ou plutôt non, n’imaginez rien – je vous traduis leurs sentiments.
Mon ami Constant, navigateur solitaire en villégiature dans sa ville natale dont il aime tant le réseau fluvial, est assez peu concerné, tout au plus peut-il lui être reproché d’être à présent allégé, l’humeur plus joyeuse à l’idée d’être,
d’être simplement
d’un banc
à l’autre.
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– Bonjour, mademoiselle !
– Je ne suis pas une demoiselle, je suis une petite fille. Tu viens avec moi ?
Constant doit lui tenir la main quand elle escalade les ruines du Temple de Diane écroulées dans la Cité de la fontaine. On a le genre de visite qui se fait quand un enfant vous guide. On va où ça sent le pipi de pigeon.
– Tu sens ?
Maryline paraît contente, Constant est bon public (pas très malin, et c’est bon signe pour son projet).
– Es-tu jeune ou vieux ?
– Je suis vieux.
– Veux-tu que je te présente à ma mère ?
– Je la gênerais.
– Pas du tout, elle ne fait rien. »
La mère tourne le dos, assise au loin sur un banc, devant la grille du temple. Maryline va remettre une plume de pigeon à cette femme sans âge qui, après quelques mots, se retourne et sourit – à ce que Constant suppose d’abord, car, un peu plus tard les croisant, il s’aperçoit qu’elle a une poignée de dents qui lui écarte la bouche et tient lieu de gaieté.
Il songe à une enfance mal aimée ; quelque part en ce monde on n’a pas pris soin d’une petite fille ; il détourne les yeux, – elles le dépassent et s’éloignent côte à côte et tête basse, une même inclinaison de la tête leur prêtant un air de tristesse et de solitude.
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Constant n’a aucun souvenir d’avoir fait le bien, Dieu l’en garde ! Si nous commettons une bonne action, d’après lui elle n’en est pas une. Ou du moins elle ne l’est pas demeurée. Nous en avons fait quelque chose et qui n’est plus de la bonté.
À bien y réfléchir, c’est notre sort : finalement, toute action est une négativité. Selon Constant, le bien est suspension du mal, tout au plus. Rare. On ne peut s’attarder dans l’état d’innocence originel – la pureté des Jardins du paradis – sans en être aussitôt chassé.
L’acte de bonté nous arrive par inadvertance, quasi sans nous, une impulsion, rai de lumière et grâce dont on ne sait rien et qui laisse étonné, sans compréhension.
Nous sommes des idiots de la bonté.
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L’émotion vibrante que lui a causé pareil mélodrame à la Cité de la fonaine l’épuise, comment arriver à bon port, par quel chemin et dans quel état ? Lui le patient l’organisé l’avisé si peu tumultueux, le barreur, le constant,
il remonte à la Source dans son pédalo pour une course en solitaire filant 40 nœuds
fusant par les voies fluviales des jardins du Paradis
jusqu’au bord du monde.
En fait, non. Il n’est pas si hardi. D’une grande humilité, une fois rentré de sa promenade aux jardins, il a dormi dans l’ascenseur de son hôtel particulier.
[à suivre]