Une saison inquiète II – Des nouvelles de la mélancolie (29)
Senescence sublime - 1
« Ainsi n’y aura-t-il rien eu entre nous – que du sucre sans sucre et un peu de lait ?
– Pardon ?
– “ Oui, du sucre sans sucre et un peu de lait ”, m’avait dit Ninon. Vous croyez ça ?
– Je…
– Et en effet, ce n’était pas croyable. Aucun acte ? Ni oui ni non ? Je n’imaginais pourtant pas que deux êtres puissent s’être dit oui à ce point ! O Ciel ! O dieux ! O Ninon ! Il y avait entre nous quelque chose de juste, quelque chose de jamais vu et voilà que Ninon a mis ce leurre entre nous, le sexe, cette insignifiance sans quoi vivre entre homme et femme est pourtant impossible et sans qui tout est commun et ordinaire et n’est qu’amitiés de bureau.
– C’est bien vrai !
– Non ! j’ai une plus belle idée des hommes et des femmes, – de leur folie, mais cela s’invente ensemble glorieusement, alors que Ninon ne me proposait que de gentiment beurrer ma tartine à la cafétéria de notre entreprise ou, – de me lire le journal local pendant la pause ou, – les jours fériés, de visiter ensemble le sinistre musée municipal, – divertissements de mon âge, je présume, et me voilà grand-père de substitution sans même le goût vénéneux de l’inceste !
– N’exagérons rien.
– La folie merveilleuse ce n’est pas cela, elle est ce qui nous portait si spontanément l’un à l’autre sans aucune restriction d’un bureau à l’autre, – d’une photocopieuse à l’autre, – tournant autour de la machine à café comme nous tournions autour de nous-mêmes, – ce qui était une passion l’un de l’autre et une liberté heureuse !
– Remettez-vous. Après tout, les contradictions sans résolution sont le jeu même et la belle santé des hommes, cher César. La vie est si généreuse.
– Je représente – au Ciel ! aux dieux ! à Ninon ! – que la vie est horrible, Gaston. Je ne peux vivre sans curiosité sans désir sans risque qui ne soit désordre et transgression, antique et chère liberté de nos vrais pères selon l’érotisme et l’humour – ces deux saluts sans quoi l’humanité se serait suicidée dès les cavernes humides et glacées !
– Comme vous avez raison, cher César ! Le rire, cette émancipation ! Imaginons l’Homme un pithécanthrope morose il rentre dans sa grotte et n’en ressort plus, – rêvons-le tel qu’il fut, hilare devant cette vaste blague qu’est la vie, et nous voici bienheureux en route pour les étoiles !
– Certes … Or la voici soudain très raisonnable, Ninon, vieil héritage contraignant de ses pères religieux, de ses pères castrateurs, – la voici incapable d’aller au désir sans désir particulier et de voir venir ce qui se passera de lamentable ou de miraculeusement jouissif dans l’Amour si tendre des chefs de bureau. »
Les deux amis, assis sur un même banc de notre square, se penchèrent sur cette idée émouvante alors que nous jouions à la pétanque sous le regard intrigué de la statue d’Antonin – non sans poursuivre à notre habitude entre deux carambolages de boules un entretien indolent – sans doute par association d’idées – au sujet de la part d’enfance qui se loge dans l’amour…
« La formidable importance d’une égratignure au cœur comme au coude …
– La précision extralucide des sensations…
– Le plus-que-présent enfantin : mis à distance, révoqué à l’âge adulte…
– Ressaisi à l’instant de la mort ? »
[à suivre]