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Publié par Michel Castanier

[Hitchcock]

 

Senescence sublime – 2

 

J’avais mis du temps à m’apercevoir que notre bon ami César était myope, voir n’est pas toujours regarder, chacun le sait sans jamais s’en souvenir. Il n’avait aucune rougeur en arceau sur l’arête du nez. Aux terrasses il ne lisait rien qui aurait trahi sa vue basse. Il n’avait pas d'écran tactile qui l’aurait obligé à chausser de discrètes bésicles de vue. Parfois il heurtait du genou tel meuble ou s’asseyait malencontreusement sur les genoux d’un ami, c’est tout. En somme, on ne savait pas trop ce que voyait vraiment ce grand coquet.

Alors que notre équipe s’assemblait du côté du massif des jonquilles afin d’analyser une partie de l’allée de gravier assez vicieuse pour le parcours de nos boules, César, donc, eut tôt fait de se reprendre – et sa voix qui était plutôt forte parasita de nouveau nos propos anodins et le cla­quement des boules d’acier.

« Quoi de plus comique que la distance du désir à sa réalisa­tion, Gaston ? Dans nos commencements je dus être très drôle, très très drôle en ce temps-là, qui dura, dura, dura. À en mourir de rire. Croire en soi est être aux dimensions du monde.

– J’en suis bien d’accord.

– Perdre confiance est être seul comme on ne croyait pas l’être (pas à ce point). Une réduction vertigineuse s’opère. Le monde est quand vous n’êtes plus. Votre présence – bureau, abat-jours, ordina­teur, piles de dossiers et corbeille à papiers compris – vous cachait le monde. Vous le peupliez à vous seul. Ne plus croire en soi est reculer au fin fond de l’univers dans ce petit coin où on ne savait pas subsis­ter.  

– Du côté des toilettes pour hommes, je présume ? Dès lors, il n’y a plus de recours ?

– Il n’y a plus de recours. L’univers est une cosse vide battue par des souffles stériles. Ce dessèchement n’est même pas justi­fié par l’absence divine. Le désert est là de tout temps. Désert des sens. Sable gris : cendres.

– Absence des chemins ?

– Vous êtes ce que vous avez tou­jours été et dont vous ne saviez rien. Vous êtes cette création de Dieu le huitième jour, une balayette à la main : de la poussière.

– Allons, calmez-vous, cher César, vous exagérez toujours quelque peu. La modération est une qualité française ! Ouvrez un bon livre et ressourcez-vous dans une saine soli­tude avec grand fau­teuil de cuir en compagnie d’une goutte d’or de votre liqueur favorite, que vous ne ménagez pas, le limoncello, je crois ? Aujourd’hui, feuil­leter est de notre âge. Soyons sages. C’est le temps des petits fours littéraires ou amoureux. On picore, on goûte. Plus de grands dîners aux long-cours dans les longs paquebots de la littérature et des passions. Vie et Opi­nions de Tristram Shandy ! Guerre et Paix ! Moby Dick ! Les Voyages du profes­seurs Style !

– Les Voyages … 

– Les croisières ennuient. On reste à quai. Convenez-en une bonne fois pour toutes. Qu'y faire ?

– Je déteste la condition humaine.

– C’est tout à fait normal et ne vous en faites pas, mon bon César, souvenez-vous du lycée Alphonse Daudet où nous avons été élèves, et du cours singulier de sciences naturelles – de leçon de choses, comme cela se disait autrefois – qui nous avait été donné à la veille des vacances de la Toussaint. En avons-nous appris sur notre condition ! »

Gaston s’adressa à nous directement pour nous rappeler cer­tain souvenir commun, et on se tut dévotement, songeurs, frot­tant nos tendres Zeus d’acier avec la peau de chamois.

 

[à suivre]

 

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