Une saison inquiète II – Des nouvelles de la mélancolie (31)
Senescence sublime – 3
En effet, nous nous souvenions de cette leçon qui avait beaucoup agi sur notre état d’esprit et peut-être notre vie sociale, un peu comme le choc d’une boule adverse dévie de sa position favorable une autre boule – image inéluctable qui m’est venue dans la gravitation de nos préoccupations sportives. Alors qu’à la récréation – après le cours de Sciences naturelles où les grenouilles éviscérées sur leur croix tressautaient nerveusement – nous étions plusieurs enfants à entourer une bestiole qui descendait par une des colonnettes du préau, précautionneuse, posant avec minutie trois pattes après trois pattes, – quand notre professeur de sciences naturelles, monsieur Michelangelo Bernardetti, rapprocha ses yeux comme si c’étaient des loupes. – Son souffle immobilisa le cancrelat.
– Remarquez, mes petits, les pièces rigides articulées par des membranes souples. De véritables sutures. C’est là une parfaite machine de guerre. Un tank ! L’Évolution fait bien ce qu’elle fait. Cet insecte avance sur des griffes par une série de zigzags. Les trois pattes d’un même côté viennent successivement se poser après les trois pattes de l’autre côté : n’est-ce pas extraordinaire ?
– Très.
– On n’a pas dans ce cas un exemple de ces pelotes adhésives qui fonctionnent comme des ventouses et sécrètent une remarquable substance adhérente – On ne peut pas tout avoir. En eux-mêmes les insectes ne sont pas dangereux – au moins en dessous d’une certaine taille. Qu’ils n’aillent pas grossir ! ce serait une perte de temps. Le dispositif d’où procèdera l’extinction de notre espèce est bien plus complexe. Ces bêtes peuvent être vecteurs de propagation épidémiologique. On connaît le cas d’un parasite qui opère sur les médiateurs chimiques des écoliers.
Nous avions tous eu un rire complaisant, nerveux, fragile, un peu idiot.
– C’est un exemple rigolo, n’est-ce pas ? Sous son impulsion l’élève se met à grimper aux barreaux de l’Education nationale où il est une proie facile pour les Chefs d’entreprise qui sont le but du cycle parasitaire. Mais laissons ça. La race des grands lézards n’a pas résisté à la chute d’une météorite, d’après des sources autorisées. C’est notre tour. Le genre humain disparaîtra bientôt. Scandaleux, non ? Ou peut-être pas ?
La blatte minuscule explosa sous le poing de l’instituteur. Du jus avait giclé entre les plaques de chitine écrasées. Monsieur Bernardetti essaya sa main avec un mouchoir ajouré de sa grand-mère sicilienne.
– Comment vous traitez vos amis ! avions-nous crié, très choqués.
– Consolez-vous, les insectes déjà sur leur starting-block feront leur temps à leur tour. Les vers de terre sont déjà bien plus nombreux. La planète sera d’ici peu une énorme assiettée de spaghettis mobiles.
Et le professeur, qui était d’origine italienne, riait, content, épanoui, en pleine dépression nerveuse, avant de nous pousser dans la direction de la sortie et de monter au cinquième étage se jeter par la fenêtre de la classe de Sciences naturelles à la grande approbation des grenouilles crucifiées.
[à suivre]