Une saison inquiète II – Des nouvelles de la mélancolie (51)
Loch Ness
Je flânais dans la rue Pauline Carton quand je m’entendis interpeler. Je regardais autour de moi et même du côté des nuages, à tout hasard. Or la voix venait d’un soupirail. J’appris ainsi être connu des caves de la ville. Au-delà des deux mains qui agrippaient les barreaux ne se voyaient qu’un nez assez charnu et la lueur de prunelles. Je reconnus à ce nez Ponce Godard, un condisciple du lycée qui avait mal tourné, comme il se dit de la crème ou du lait, je ne sais plus. Certaines petites amies de notre jeunesse ayant assuré que son sperme était glacé, – c’était sans doute exagéré (n’est pas le Diable qui veut), mais le néoféminisme faisait déjà des ravages – Ponce crut ces dames et cette erreur assez commune réduisit son existence à peu de choses : écrire du soir au matin.
Je m’accroupis poliment pour être à portée d’oreille et cet individu singulier m’entretint de ses soucis.
« Je suis adepte d’un désordre savant, mon cher Augustule. Ayant pour principe d’improviser en toutes choses et d’attendre sans rien forcer que m’arrive ce qui ne pouvait qu’arriver, agir aurait certes créé d’autres évènements plus ou moins heureux, qu’en savoir ? mais qui auraient eu le défaut de ne pas me ressembler entièrement. Dans ces conditions propices d’abandon à soi vient à nous ce qui nous était promis de droit quasi divin et qui n’est ni mérite ni chance ou malchance – et peut être malheur, mais dès lors notre malheur qui nous est dû et n’appartient qu’à nous.
C’est alors que je me retrouvais dans une pagaille idiote. J’avais entrepris de déménager, ou plutôt on m’y avait obligé. Chacun sait combien changer de coquille est déprimant pour l’escargot. Ce fut ranger qui fit mon désespoir. Déranger, vider mes bibliothèques, disposer mes livres en autoédition dans des cartons, scotcher, demander à des hommes aimables et peu couteux de transporter sur leur dos ma maisonnée jusque dans ma cave, était un évènement plaisant qui me changeait de la routine, une surprise amusante, je raconterai une autre fois ce qu’il en fut de mon absence après qu’on m’ait transféré sur les épaules de mes porteurs.
J’avais à revenir – selon nos conventions – à mon point de départ, un certain propriétaire ayant décidé de rénover mon minuscule logis, cellule ou compartiment, pendant le temps que je passais dans la cave avec mes choses. C’est là que l’affaire ne fut plus si simple. Je ne retrouvai jamais mes aires – le nid de l’épervier. Je veux dire : ma bibliothèque. En état de panique au milieu du naufrage de mes biens échoués sur un plancher que je n’avais jamais vu jusqu’alors, assis sur un bout de chaise avec une vaste envie de pleurer dans un encombrement de cartons, je me découvrais, au milieu de ce désordre qui n’était plus que confusion, tout démuni dans un site hostile aussi incompréhensible que mal intentionné à l’égard de ma présence.
Ce ne fut qu’aux environs de plusieurs heures, le nez bas, en proie à un douloureux malaise au milieu d’une démesure de mobilier fonctionnel, que je me souvenais du métier de ce propriétaire. Les cuisines de Binet. Tout s’éclairait de ma véritable situation. Là où étaient mes beaux livres bien rangés sur leurs rayonnages et leurs savantes potentialités régnait l’ordre clos de Binet.
Plus de bibliothèque et ses amples rayonnages mais un un garde à manger démesuré.
Je décidais, quels que fussent les inconvénients d’une telle démarche, de revenir dans ma cave avec mes cartons. Je n’allais pas vivre jusqu’à la fin de mes jours dans une cuisine, fût-elle dite intelligente.
– Comme je vous comprends ! »
Et le comprenant fort bien je m’en tins là et repris ma flânerie non sans nourrir quelques réflexions opportunes sur les singularités de la condition humaine. Le temps était au demeurant fort beau et propice à prolonger mes pas du côté de la Cité des jardins où je bus à la Brasserie du Temple de Diane un verre d’Angelus, une bière brassée en 1862 en hommage à l’expédition britannique dirigée par Sir Archibald Bacon dans l'Antarctique – ce qui me tint lieu d’aventure et même d’épopée que j’aurais eu plaisir à narrer, mais personne n’ira s’asseoir dans ma compagnie. Je suis peu aimé.
[à suivre]