Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Michel Castanier

[Hitchcock]

Stèles – 1

 

Il mange avec placidité et il m’exaspère Il a disposé son sandwich contre sa cuisse gauche, la boite de limonade du côté droit sur le banc du square où il est assis du bout des fesses. Il porte régulièrement la boîte à sa bouche, avale un peu, repose la boîte, reprend le sandwich pour en tirer une courte bouchée, mâche, repose le sachet du sandwich, prend la boîte. 

On ne peut présupposer qu’il ait vraiment soif, on ne peut supposer qu’il ait tellement faim. Il est sans passion, il vit une « pause ». Il y a dans son activité de l’impersonnel, du métronome, il remplit une tâche convenue. Il ne donne pas l’impression d’une pensée à l’œuvre en douce, par-dessus le broiement des mandibules, l’absorption dosée d’une goulée d’eau minérale, – même pas la présence flottante d’une rêverie, les coqs à l’âne de la fantaisie. Rien ne peut le distraire, en fait, de l’œuvre humble du petit-déjeuner de midi, entre une matinée de bureau et une après-midi au bureau. Il regarde droit devant lui et, qu’il mange, boive ou pas, il ne semble rien voir de particulier, à moins qu’il ne se contemple lui-même dans sa satisfaction d’être – cette non-pensée de la mastication et l’engourdissement progressif qui sera la digestion consécutive – Rien ne détournera son attention de la ligne bleue de la manducation qui prête tant d’importance à son existence, qui la justifie.

Du temps a passé, sans que rien d’autre ne passe, que du temps. Il était là, à sa tâche humaine depuis les cavernes, il aura été là un jour d’été plutôt gai, ainsi qu’en témoignent une boîte de limonade et un sachet froissé délaissés dans une corbeille municipale – et finalement il n’est plus par une après-midi bleutée. Il m’exaspère.

______

 

Il est curieux que la bêtise soit visible dans le regard, la bouche peut bien sourire, elle ne dit rien de ce qu’il y a d’éteint dans les yeux, une sorte de neutralité morne quels que soient les rires alentour, les conversations, les circonstances.

Les rieurs ont une musique dans les yeux. Cette absence chez notre sujet n’est pas du silence mais a-tonalité. Une brume voile l’éclat d’une pensée. On en vient à soupçonner qu’il ne nous voit pas. Il y a plus d’intention dans l’œil d’un bélier.

Comment attendre une capacité de tendresse qui ne soit pas que protection grégaire d’une progéniture ou d’une épouse ? Une suite de pensées courtes assure l’instinct de conservation. Cette simplicité suffit à survivre. Cette solidité de la simplicité. Un homme a vécu.

Je suis en train de parler de Gaston Lacourneuve, mon garagiste.

 

[à suivre]

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article