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Publié par Michel Castanier

Cornet acoustique – 2

 

Le professeur Rose a donc décidé d’un acte de résistance à la dissolution – au risque d’y perdre l’amie – et même il a décidé que plus rien ne pensera en lui qui ne soit pas lui, bien qu’il ne sache rien de ce qui est lui, mais il apprendra.

Ayant renoncé à n’être que le miroir des autres (sa récente épouvantable radiographie de l’anatomie sociale !), à n’être qu’en réagissant à la nature de leur regard sur lui, cette inquiétude qui fait seule qu’il existe un peu,

cessant de rester aux aguets

il ne pense plus,

front plissé de rides sous l’effort,

seulement conscient de la pluie sur le store de cette terrasse où il se tient sans se la nommer,

qui-vive animal sans nom,

à peine conscient du bruit de la pluie sur le store et du claquement de talons féminins qui arrivent vers le store pour certain rendez-vous,

de plus en plus de sa respiration soudainement trop forte à l’écoute du martellement obsédant de ces talons sous ce store – et déjà,

déjà il cesse de n’être rien

de n’être enfin rien d’autre qu’une absence.

Son amie qui jusqu’alors n’était sans le savoir que de se sentir suivie par ce bruit de pas dans ses propres pas,

ce claquement de ses talons qui font qu’elle arrive devant Lui qui s’abrite de la pluie sous ce store et qu’elle n’arrive que par lui et pour lui sans qui elle n’est rien

et qui

se reconnaissant dans le regard du professeur Rose la reconnaissant

reconnaît enfin le vieil homme sous son nouveau petit chapeau imperméable

et accourt l’embrasser sur les deux joues,

toute mouillée …

_________

 

Le professeur Rose doit beaucoup à son amie sans qu’elle en sache rien la malheureuse, elle serait effrayée, il lui doit même de la gratitude, leur liaison, si on peut l’appeler une liaison, est une épreuve qui sert de bain révélateur, – qu’on me pardonne l’image facile, qui a donc servi de révélation à cette parole infernale qui monte en nombre

la voix des vivants

la voix des morts

l’entendre est un saut hors de la raison

elle est la folie à la maison

elle est la déraison en bandoulière

ce vague

ce flottement

cet impersonnel est son cauchemar dont on ne se réveille même pas.

Il a entendu la Bête – la rumeur du fond des âges, le douloureux meuglement collectif. La société est cette bête.

______

 

Il se peut que je vous égare (à bien y réfléchir, on peut concevoir un certain mal à rétablir sur leurs pieds d’ivoire des phrases aussi désorientées – que je choisis comme exemplaires de l’esprit troublé qui présidait aux ultimes éclats de conscience du professeur), mais poursuivons sans désemparer puisque vous n’êtes pas sans moi vous-même, au cas où vous m’auriez compris.

– laissons ça pour l’instant, le professeur Rose doit témoigner pour son amie tant bien que mal, tant qu’il lui en reste encore les forces, lui redonner vie tant qu’il se souvient de son amie dans cette chambre d’échos qu’est l’humanité,  

car il perd son amie. Il ne cesse plus de la perdre toujours plus. Il avait fait une demeure sûre de sa privation. Le beau palais était vide et résonnait d’autant plus d’échos. – Aujourd’hui, une tombe,

où son absence à lui-même n’est même pas un appel d’air pour elle. Rien ne respire pour lui dans son amie. Il n’y entend pas même le vide résonner de souffles. Il n’entend rien.

Elle est là, près de lui, et il n’entend rien.

 

Aujourd’hui, il n’y a plus de sortie. Ou tout au fond. La fin de sa vie vient à lui ou il l’approche.

Parfois l’épaule de son amie s’interpose. Sa silhouette fine s’intercale. Son sourire intercède. S’éclipse.

 

Où va-t-il encore trouver le courage de « faire semblant », lui qui la désire toujours autant et qui est si peu malin, il ne sait pas, il ne sait plus.

 

Je crois qu’il va lui parler de lui.

 

D’eux.

 

De ce que serait nous.

 

Il va lui parler.

 

Il le sait, on ne peut pas plus mal s'y prendre qu'en étant aussi sincère, aussi peu sournois, aussi direct, comme ils disent, comme s’il s’agissait d’un coup de poing au cœur de l’amie, c'est son seul recours pour qu’elle soit déçue, ou choquée, et qu’elle en ait assez de lui et en finisse avec lui.

.

Voilà.

Il a dit.

Elle vient de rompre leur amitié. Même leur amitié. Elle lui a très officiellement signifié son congé. Il la lasse, dit-elle. Il lui fait peur. Elle est terrible la brutalité des femmes pour ceux qui ne veulent rien entendre.

 

A-t-elle pu à ce point si peu l’aimer ? A-t-elle pu à ce point ne pas le comprendre ? A-t-elle pu à ce point ne rien entendre de sa grandeur d’âme ? Est-elle si sotte, celle qui guettait au fond des pensées du professeur Rose, qu’il soit dans son square à examiner en entomologiste la petite société des fourmis vaquant entre ses souliers ou dans son lit à lire le Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (Ed.1772) sous l’abat-jour vert,

– la folle de son logis non pas ricanant mais triste et attentive, affectueuse, sans reproche, accompagnant sa chute lente dans le sommeil ? …

 

Que disent ces femmes maudites, ces infirmières agitées dans le couloir de la maison de retraite ? …

 

Elle serait morte ? …

 

« Un accident de la route ? …

 

Un camion ?

 

Concassée dans l’habitacle ?

 

Une pizza ?

 

Le pont rompt ! Le pont rompt ! Mon cœur, mon pauvre cœur ! »

 

C’est le jour d’une des plus longues crises d’angoisse subies, un état minéral, respiration bloquée par un cadenas, clé perdue.

_________

 

On ne franchit pas le Styx aller-retour sans ramener avec soi un enseignement fructueux ou un poème potable. Le professeur Rose semble l’accepter peu à peu. Et même, ainsi que je l’ai dit, y mettre de plus en plus une certaine curiosité professionnelle : qu’y a-t-il après la pensée ?

 

Tiens ? Il se pisse dessus …

 

Il aura une vieillesse heureuse …

 

 

[à suivre]

 

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