Une saison inquiète III – Carré (68)

CARRÉ

I. À supposer que j’aie un lecteur

J’ai connu à ma création une douleur qui occupait tout l’espace de l’univers. On se met toujours entre soi et le monde. Elle était le monde.

(J)’étais la douleur.

Était la douleur.

Pour l’évoquer je dois faire usage d’un mot qui – écrire oblige – ne peut être considéré qu’avec réticence : je vivais une vérité indicible.

______

Écrire est être un cava­lier solitaire aux échecs se déplaçant à cloche-pied de case en case éperdument, comme l’esprit dif­forme du criminel évolue vers sa victime d’un pas­sage obscur à l’autre – ainsi qu’il a été suggéré il y a bien des pages. Apprendre le métier d’écrire – lubie de toute une vie – est éduquer son goût qui n’est pas celui de tout le monde mais finira par l’être à notre mort. C’est le seul espoir qui mène celui qui entreprend cette occupation démente, ou seulement idiote, selon les cas.

______

Ecrire est être à nu, solitaire aux terrasses désertes et par les squares automnaux. Il n’y a nulle part ni centre ni but. Être un orphelin. Peiner à être son propre père. Un ludion. Rien ne justifie. La seule façon de savoir qu’il n’est plus d’alliance entre une page et moi est d’en être expulsé.

Les portes se ferment.

Certes, il suffirait de peu pour que se rouvrent les triples portes de bronze, il y suffit d’un mot de l’amie, d’un Appel – Et voi­ci que la poussière se soulève et tourbillonne et se reforme et je suis le Golem qui écrit dans la terre de la synagogue !

Ce sera Romuald Guss évoquant Ariane.

______

En finirai-je jamais avec l’époque harassante des labourages où la terre est dure sous le soc et les cailloux innombrables à déterrer ?

Aurai-je bientôt aux mains un peigne fin pour démêler la broussaille des phrases et une brosse de soie dont épousseter quelques ultimes mots disgracieux dans la chevelure d’un fan­tôme ?

______

L’écriture est une façon de mettre le pied avant que la porte ne se referme sur nous.

[à suivre]