Une saison inquiète III – Carré (69)
II. Intelligence de la vie
Celui que nous appelons Romuald Guss a beaucoup trop d’heures dans sa journée. Dès le début de l’après-midi il ne sait quoi en faire, les considère avec circonspection, tourne retourne, il en offrirait bien quelques-unes mais à qui ? les donner à de plus vieux que lui ne serait pas une réponse si charitable, ils les dilapideraient, les offrir à plus jeune pas mieux, il en a de trop mais les prendrait quand même, ce gavé, Guss les tourne et retourne, songeur, et voilà que du temps a passé, ses heures ont été gaspillées, il aurait dû les mettre de côté pour l’époque où gronderont à l’horizon les premiers martellements du galop de l’Apocalypse. – La prochaine fois il s’y prendra mieux.
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C’est pourquoi, à bien y réfléchir, lui qui n’a aucun goût pour l'action, Guss regrette la période du confinement – et ses vastes heures de loisirs solitaires – qui l’avait apaisé. Un pur bonheur. Un retour au Sein. Avec la fermeture des portes et des fenêtres la ville était vide, ses boulevards, ses esplanades, ses bistrots. À l’époque des contraintes draconiennes, quand nous gardions nos « distances », quand nous nous aimions moins, sans doute, Guss aurait pu se croire – posé sur un banc – enfin l’Unique dans l’immense désert des bancs de la Cité des jardins si une femme n’était venue régulièrement s'asseoir tout contre lui,
parfois tout en noir,
parfois tout en blanc,
très grande à en avoir la tête dans les nuages, comme il se dit.
Cependant le front un peu penché vers Guss,
l’air à l’écoute,
au point qu’il s’attendait à ce qu'elle repose la joue sur son épaule.
« Abracadabra ! », s’écriait Guss, ce qui signifie Il a créé comme il a parlé, mot araméen désignant la puissance du Verbe créateur.
« Je suis Ariane », disait-elle.
[à suivre]