Le Cercle des Explorateurs enthousiastes : Le Testament du professeur Style – 5 et fin
11. Je ne sais pas si je dois me féliciter du hasard qui m’amène si régulièrement à côtoyer notre grand homme dans les détours du monde connu. Je suis même à peu près certain que je ne le dois pas.
Le professeur, arrivé sur ces entrefaites, range dans sa poche une lettre au timbre postal suisse où Alexander Borgrave, l’ancien poète poétique du Cercle enfin reconnu internationalement, faisant part de son soutien indéfectible sinon financier, se déclare heureux d’avoir eu le bonheur d’avoir tort avec le professeur plutôt que raison avec la gendarmerie.
– Ce sympathique gribouilleur ne s’y est pas trompé. De quoi peut se prévaloir un homme à la fin de sa vie sinon de la plus grande beauté de son échec sur celui des autres ?
Style fait une halte au bord du quai pour considérer le large. Il dit :
– Comme tout est bien !
Puis il ferme les yeux et regarde en lui, contemplant ses terres intérieures.
– Quelle autre créature de Dieu peut se vanter d’une existence aussi riche et d’un échec si grand ?
12. Un livre corné dépasse de la poche de sa veste de chasse : Le Rihla du théologien arabe Abu ‘Abd Alläh Muhammad Ibn ‘Abd Alläh Battüsta, relation de voyage consignée par les soins de son secrétaire Ibn Juzay, très bien rémunéré, je suppose.
– Et mes sous ?
J’ai alors le privilège de recueillir la confidence la plus spectaculaire du professeur et le fin mot de sa pensée.
– Tu n’es pas sans observer, ma petite lune, que tu n'occupes aucune position privilégiée dans le monde, dit-il, toujours soucieux de pédagogie.
– N'en rajoutez pas, professeur.
– C'est un tort. C'est même une perception erronée des choses. Chacun d’entre nous est l'origine du monde ...
– Le trou du cul de l’univers, à mon avis.
Il caresse ma bosse. Je me recule vivement. C’est un geste que nous ne permettons à personne. Il referme en douceur la porte de sa roulotte, non sans avoir ajouté :
– Peut-on jamais se vanter d’avoir fait le tour de son cul ?
– Et mes sous ? disons-nous, morose, notre écritoire sous le bras.
13. Un ouvrage (une signature locale – qui traite de l’hystérie dans l’épectase) est ouvert sur l’antique pupitre d’église où le professeur Style aime sur la fin de sa vie à écrire et méditer dans la bibliothèque de la Genèse. L’enseignement du livre aux larges pages dorées porte sur les stigmates des saints – ces taches rouges qui sont signes d’extase : des déchirures dans l’œuf clos de la personne… La grande apparition de l’Intérieur à l’extérieur.
Ou réciproquement.
– Je vais connaître la dernière et la plus grande de mes aventures amoureuses.
Style est au pupitre recueilli – bien dans le jaune.
Il arrête les battements de son cœur et rend son âme qui s’en va en sifflotant.
14. Voilà qui est fait.
Ils étaient là. Ils étaient ici. Ils reviennent. Ils repartent.
Qui s’en souviendra ?
L’équipage du soleil, ayant chevauché toute la journée, rentre à l’étable de la nuit se nourrir d’avoine blonde et reposer ses flancs d’or palpitants, et nous, Rustine, la jolie naine historiographe, décidons à notre tour d’arrêter la chronique des exploits du Cercle pour nourrir notre corps et le reposer.
Mais qu’est-ce que nous racontons ? Je crois que je m’égare encore.
Hôtel du Passevent, Gibraltar.
FIN