La Vie au cimetière 10
– Merci d’être venu !
– Merci de m’avoir invité !
– Cesse de faire l’idiot.
Berk sur le perron de la chapelle mortuaire des VERDIER continue imperturbablement de se frapper la poitrine avec les poings.
– C’est la joie.
LOLA VERDIER est venue gaiement à la porte lui ouvrir, mais, quand il entra à sa suite il dut saluer trois inconnus qui se tenaient alignés contre le mur, embarrassés, graves et tristes. Berk était à peine assis, un bol de lait dans la main pour réconforter son trouble, qu’on se salua, et ces hommes partirent.
La pluie tambourina à pleins doigts les vitraux. Un peu de lune était apparue, malgré l’averse, et ses rayons, passant sous le plafond des nuages noirs, illuminaient d’une clarté brillante et froide l’intérieur de la tombe vide, engourdie sous une sorte de brume.
– Moi aussi, dit Berk.
– Pardon ?
– Moi aussi, je t’aime.
– Il ne faut pas m’aimer, dit Lola, très contente.
La lumière lunaire flattait les dorures, les cuivres, la cire du cercueil et les couleurs vermeilles aux joues rondes de la jeune hôtesse.
Elle n’eut pas de plaisir.
Au retour de Berk le lendemain soir, trois autres hommes patientaient, les mains croisées sur le ventre ou dans le dos, couverts de poussière, compassés, cérémonieux. On se salua, et ils s’en allèrent.
Lola n’eut aucun plaisir.
Le lendemain soir, ils étaient le même nombre d’hommes à attendre, et qui ne montraient pas une moindre compassion. Les jours suivants, Berk n’arriva jamais sans trouver trois de ces immuables garçons, fort corrects, qui formaient avec lui une entente grave, effarée, cordiale.
Le septième jour, comme il n’était pas venu de la nuit, elle lui rendit visite dans son tombeau d’où il ne daigna pas se lever, ne s’expliqua même pas, couché sur le bras gauche, une dame à ses côtés.
– Je le savais ! Je le savais !
Il demeura couché, la dalle contre son cœur.
Lola s’en alla, poussant devant elle comme des petits poussins les trois hommes qui l’avaient attendue devant le mausolée et pour lesquels elle avait des attentions de mère. Ils l’accompagnent à sa tombe dans une petite aube morose, très teigneuse.
Le cimetière s’obscurcit malgré l’aube et se craquelle sous la pression du feuillage. Des toits de chapelle ploient interminablement et sombrent soudain, colonnes pliées comme des genoux.
EDMOND ROUSSEL
Le cercueil d'EDMOND ROUSSEL – du sapin massif et long, impeccablement ciré, avec une croix de fer ouvragée et une intention arrogante dans ses lignes – est placé dans une niche étroite, entourée d'un coquet mobilier de salon. La bière n’a pas été vissée, il n’y a pas d’emplacements à cet effet dans le couvercle, mais il n’en est pas besoin, grâce à la lourde chaîne aux maillons solides : l’ensemble des fers assujettit le coffre ciré et ne permet pas d’en sortir.
Une fenêtre étroite est pratiquée à la tête du couvercle.
– Drôle d’invention mais ça s’est fait autrefois, dit Hegel, autrefois ce n’est pas hier et pourtant le bois est neuf. L’idée revient à la mode.
Les morts se penchent pour regarder par la vitre de l’imposte.
– Il est des nôtres ?
– Non, il fait le mort. Je l’ai entendu se gratter tout à l’heure. C’est un rusé.
Le fossoyeur a une main posée sur le cercueil, pianotant le bois, comme indécis. Il la retira vivement quand le sapin se mit à rire. Hegel oubliait trop facilement qu’il y avait parfois des êtres encore en vie.
– Savez-vous que mon épouse m’a enterré avec mes pantoufles ? Son ménage ! Ses balais ! Ses serpillières ! Sa cire ! Comme elle a été copieusement insipide quand, plus familière, rassurée par cette vie quotidienne entre nous, elle a su s’exprimer mieux ! Son papa, sa maman, son boulot, ses idées conventionnelles, ses vieux bobos sentimentaux, toute cette intériorité, d’abord pleine de replis, lovée comme un gros serpent – l’ancien Mystère ! – quand ça se dépliait, qu’elle était emmerdante !
– Roussel exagère son malheur, confia le fossoyeur en aparté. C’est curieux comme les gens abusent de leurs souffrances pour se rendre intéressants.
– Savez-vous, messieurs-dames, que nous sommes appelés, dès le plus jeune âge, à faire de la figuration dans ce qu’il faut bien appeler – restons circonspects – l’hallucination féminine ?
L’homme fut saisi d’une gaieté tapageuse, donnant des coups de poing joyeux dans le bois du cercueil, content de ce bon mot qu’il répéta souvent : l’hallucination féminine. Il se divertit beaucoup, d'une voix à présent forte qui sonnait entre les parois de bois.
– Dans l’esprit de leur femme les hommes vont de caricature de voyou en fantôme de père. Je n’ai pas voulu prendre la place du mort !
Un petit bruit de pas au-dehors avait précédé l’épouse, étouffé comme si elle portait des chaussons. La face du mari glissa sous la vitre, régressant au fond du cercueil comme par une trappe.
Les morts s’en allèrent sans être remarqués par la femme de Roussel, qui avait dans les mains un arrosoir et des outils de jardinage.
Elle balaie déjà à petits coups secs, précis, dos courbé, ramassant les feuilles mortes et les débris de végétation dans une pelle de plastique jaune, puis astiquant, cirant par ci par là, époussetant la vitre du cercueil du bout d’un plumeau.
Elle coupe au sécateur des fleurs abîmées par le mildiou et elle marmonne, elle enfonce ses doigts gantés dans la terre pour y arracher le désordre des racines de la mauvaise herbe et elle marmonne.
Son chapeau de paille lui fait une cagoule d’ombre sur le visage.
CECILE
André Bergon, son vilain petit parapluie jaune sous le coude, s’enfonça dans l’ombre froide des arches de l’Allée de la Visitation. L’homme a des bras trop longs au bout de quoi ses mains sont maigres et désagréablement velues sur le dos des doigts, mais c’est le seul reproche que ses amis soient tentés de lui faire. Il rêve continuellement qu’il est éveillé, ce qui est épuisant. Ses pensées sont molles comme des pantoufles.
Les Tours bougent dans le ciel où le vent, insensible à la hauteur d’André, poussait de plus en plus vite les nuages mêlés de pluie, fuyant hors de la ville, emportant à jamais la voix de CECILE BERGON ces jours-là.
Ai dû trop parler, ou trop pleurer, sais pas. Suis perdue.
Que ne dirait-il s’il avait sa petite fille auprès de lui ? André anticipait des retrouvailles où elle pardonnait, il la remerciait de bien vouloir tout oublier.
Suis brouillonne, tu sais, et tout et tout.
Une bourrasque affola les arbres devant la sépulture de la Jeune Fille en blanc, son cerisier et son puits. Après une ronde rapide par les arcades, elle tourna sur la division 77 en fouettant la végétation à présent démente autour de la margelle. Le puits – masqué dans l’exubérance du lierre – dégorgeait une eau putride glougloutant sur sa livrée de végétation.
Quelques grêlons toquèrent à la poulie rouillée.
C’est très vrai.
André regarde son ombre avec chagrin, avec effroi : elle tient tout l’espace entre deux colonnes du péristyle – comme une présence en attente, une menace contenue. Le cimetière est silencieux, à part un bredouillis de feuilles continuel, nerveux, rapide. La brise, peut-être.
Ainsi que dans ces dessins où les contours d’un être sont figurés à même les circonvolutions d’un tapis persan, le visage de Cécile se distingua dans l’expansion du lierre autour du puits.
Il ne faut pas m’aimer.
Une feuille de cerisier tomba et recouvrit comme un gant la main pâle d’André. L’oxydation touche le visage de Cécile dans le feuillage, un jaunissement fatal, une anémie essentielle dans l’étiolement des couleurs.
Pas comme ça.
Elle se replie, pli après pli, à la façon d’un délicat petit parapluie de dame dans sa gaine.
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