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Publié par Michel Castanier

 

 

III

 

Vie métronomique d’Achille

 

Il bondit de son lit et ressort à toute allure de la roulotte, échappant à son père, cet homme de bon sens, réveillé d’un coup de ses cauchemars.

Sa maladresse – son inattention chronique ! – lui vaut des catas­trophes. Sa vie n’est qu’une catas­trophe ! Et la pire de ces ca­tastrophes, s’être ima­giné ca­pable des plus grands exploits de chasseur et de captu­rer cette extraor­di­naire Créature : une nymphe des bois. Peu importe ! Il se sent une responsabilité à son égard, et puis le léger zest de ci­tron dans la voix fragile et sé­vère de sa fa­rouche compagne lui man­que trop. Elle l’aura fui comme elle aura fui à toute allure le Cy­clope, son petit visage boudeur en avant, coudes au corps, jusqu’au fin fond de ces pay­sages énigma­tiques – si elle s’est échappée.

Il longe à nouveau la paroi rocheuse de la falaise dans un nuage de va­peur gla­cée qui pré­sente l’avantage de le dis­si­mu­ler. Il se donne des pe­tites ta­pes sur les oreilles, pour les débou­cher, mais rien n’y fait, et il est bientôt trempé par un pommeau d’arro­soir in­vi­si­ble qui va­porise les frondai­sons. La cas­cade qui dé­ferle de l’escarpement.

Siphonette est en vie. Il n’en doute pas. La radieuse nymphe n’a pas de nombril – elle n’est pas venue au monde. Elle ne sait rien de la mort. Elle aura perdu dans sa chute ses sandales d’or et le lui re­prochera.

C’est un cadeau de toi à moi. J’y tiens. C’est pas tous les jours qu’on me fait des cadeaux à moi. Tu vas m’en trou­ver d’autres, hein ? Tu me décevrais terri­blement, Achille, quand je suis déçue je peux être terrible.

Il doit être plus choqué qu’il ne l’aurait cru. S’égarer dans ce genre de senti­mentalisme est nocif pour la chasse, les attendrissements peu recommandés pour la raison raisonnable. Des touffes de buis­sons frisson­nent dans les ais­selles des an­fractuosités de la falaise. Une mul­titude de paupières cli­gnotent comme des pétales à l’ombre des failles ; des oi­seaux de proie sont nichés dans les hauteurs. Ils doivent être énormes à en juger par la dis­tance. Cette étrange occu­pation des sommets étonne et fait un peu peur, ce pourquoi Achille ne s’y at­tarde pas.

Le fra­cas de la chute d’eau ne peut qu’être im­pres­sionnant et devrait pré­ve­nir longtemps à l’avance. Il s’avance parmi les arbres, comme un fan­tôme dans un monde muet, un peu rê­veur. Bientôt ce qu’il suppose le bruit même de ses pas l’inquiète parce qu’il est proba­blement le seul qui ne l’entende pas dans les bois se­crets et atten­tifs. Après une longue course, il se blottit dans un fourré de ro­seaux. Un caillou – as­sez lisse mais trop volumineux pour être un galet (s’il ne date pas du Déluge) – lui ser­t de siège.

La retrouvera-t-il jamais si la dragée blanche de son menu corps n’a pas été croquée par les mâchoires du Cyclope ? Il se gifle les oreilles, en vain, baisse fa­rou­che­ment le front. Il ne voit plus qu’à peine ses pieds dans l’obscurité. Il a perdu la musique. Leur musique. Il re­marque qu’en cou­rant il a aussi perdu ses mules – ce qui n’est pas un grand mal­heur. Un peu de pluie tra­verse les bois. Puis beaucoup de pluie. Et dans sa rage, il gifle les gouttes.

– Chut ! fait une voix, qui lui explose aux oreilles. Ce n’est que de la pluie…

 

[Portes du labyrinthe]  

 

                                                                                         … – Siphonette !        

 

La Beauté des sciences natu­relles

 

Achille remarqua en même temps avoir retrouvé l’ouïe et que la petite nymphe des bois s’était dissi­mulée par hasard à quelques mètres de lui, dans un buis­son de lotus. Sa tête seule en dé­pas­sait, tressau­tant, et il crut d’abord qu’elle san­glo­tait ; quand il releva son men­ton d’un revers plié de l’index, elle riait – comme si elle n’avait pas eu d’autre solu­tion que de rire après une longue mé­di­ta­tion sinistre au cours de l’ab­sence du funam­bule.

– C’est curieux que tu m’apparaisses toujours quand je n’ai plus besoin de toi, Achille. En fait, c’est assez caracté­ristique. Tu ne me sers à rien mais tu es toujours pour t’agiter.

Elle n’avait rien perdu de sa bonne humeur mais il y trouva un singulier plai­sir, du moins était-elle en vie. L’admirable nymphe était pour­tant triste à voir, bien qu’elle fût toute nue : elle devait à son pas­sage par la poche du Clown cy­clo­péen d’être cou­verte de sang, sa peau égrati­gnée ou ta­velée de bleus. As­sise sur une racine de chêne, ses bras en­ca­pu­chonnant ses ge­noux ser­rés, elle grelot­tait.

Aussitôt à ses pieds, il murmura si près de son oreille que quelqu’un de non prévenu aurait cru qu’il l’embrassait.

– Toi, enfin !

Qu’est-ce qui lui prenait ? Ne jamais montrer la moindre spontanéité, ce se­rait mal vécu. Siphonette détourna aussitôt la tête, comme si elle avait entendu ou vu quelque chose d’affreux dans les bois. Il n’y crut pas et ne se donna même pas la peine de s’en assurer : elle cachait son plaisir.

– Dégoûtante. La poche du Cyclope était dégoûtante, Achille.

– Personne ne sait jamais tout à fait ce qu’il a dans ses po­ches, n’est-ce pas ?

La petite rouquine approuva, une larme au bord des cils mais un peu plus calme.

– C’est très vrai. Mais moi, je n’ai pas de poche.

C’était sans doute un reproche, il était le seul à être ha­billé ; il était sur le point de jeter au loin sa chemise de nuit, quand il se ressaisit. Ne pas perdre la tête. Ne pas per­sonnaliser la proie. Ne se déshabiller que dans une ex­trême né­ces­sité. Il re­bou­ton­na sa chemise.

Il croyait comprendre la situation de Siphonette sans oser le lui dire. C’était si triste. Les évé­nements récents avaient fait à une nymphe la doulou­reuse an­nonce. La Mort l’avait mise dans sa poche. Du moins n’avait-elle pas subi ce qu’il sup­posait le sort d’Oscar, le chef de la brigade des clowns au Grand Cirque Étonnant, à cause de ce que serait la vengeance d’un dieu furieux : elle n’avait pas été méta­morphosée en un zéphyr, une branche de romarin ou une cloche à fro­mage. Oscar était très amoureux de Blandine, la jo­lie naine écuyère. Une divinité ja­louse lui aura-t-elle contesté la petite per­sonne ?

Mais pourquoi diable une cloche à fromage ?

Il posa la main sous le coude de sa merveilleuse, sa précieuse com­pagne, une main qu’elle dut trouver solide et réconfor­tante, car elle se laissa en­traî­ner, et ils marchèrent, comme tou­jours sans sa­voir où aller.

– C’est dangereux de se séparer, Siphonette.

– C’était déjà dangereux de t’avoir rencontré.

Siphonette renifla et ne dit plus rien. Qu’elle ne dise rien à ce point l’in­quiéta bientôt. Un cas de mutisme posttrau­matique, peut-être. En­fin, la nymphe fit tout de même savoir qu’elle ne l’avait certaine­ment pas at­tendu, certai­ne­ment, et que, s’il était là, c’était bien, sans plus.

– Et tu es toujours toute nue, bien sûr ?

– Cela te gêne ?      

– Tu fais ce que ce que tu veux. 

– Je fais toujours ce que je veux.

On ne se regarda plus, très colères.

Une bande d’oiseaux s’échappa d’un arbre au tronc pansu et à la tête hirsute, mais ils s’agitèrent en vain, dans une pa­nique criarde, retenus en plein vol par les branches de chair vive qui leur avaient donné naissance comme à de beaux fruits. Les deux compagnons lais­sèrent loin derrière eux la volière affolée et sa triste cacophonie de scène de ménage.

Il se mit à pleuvoir d’abondance, une pluie lourde et tiède. L’eau, sous les herbes où leurs pieds pa­tau­geaient, se pro­jeta au­tour d’eux en écla­bous­sures. Siphonette avait pris de l’avance, comme si elle savait ce qu’elle faisait, ce qui était peu probable. Lui-même, tou­jours curieux de tout, ne man­qua pas d’observer comme les blanches fesses de la nymphe étaient bleuies sous le fouet des buissons où elle avait couru de toutes ses forces pour échap­per au Cyclope. C’était très inté­ressant. Les Sciences de la nature mènent à tout.

Il surveillait la nymphe sans doute avec trop d’attention. Elle n’eut même pas à se retour­ner vers lui.

– Je sais ce que tu me veux, Achille, mais tu ne l’auras pas.  

– Je ne le veux pas pour moi tout seul mais pour le par­ta­ger avec toi.

– Ah ! C’est autre chose. Je vais y réfléchir.

Ils durent connaître une même stupeur (qu’avaient-ils dit exac­tement ?), car ils entamèrent une progression parallèle et ne se parlèrent plus d’un bon mo­ment.

 

 

 

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