Le Monde flottant I – épisode 15 : Vie métronomique d’Achille
III
Vie métronomique d’Achille
Il bondit de son lit et ressort à toute allure de la roulotte, échappant à son père, cet homme de bon sens, réveillé d’un coup de ses cauchemars.
Sa maladresse – son inattention chronique ! – lui vaut des catastrophes. Sa vie n’est qu’une catastrophe ! Et la pire de ces catastrophes, s’être imaginé capable des plus grands exploits de chasseur et de capturer cette extraordinaire Créature : une nymphe des bois. Peu importe ! Il se sent une responsabilité à son égard, et puis le léger zest de citron dans la voix fragile et sévère de sa farouche compagne lui manque trop. Elle l’aura fui comme elle aura fui à toute allure le Cyclope, son petit visage boudeur en avant, coudes au corps, jusqu’au fin fond de ces paysages énigmatiques – si elle s’est échappée.
Il longe à nouveau la paroi rocheuse de la falaise dans un nuage de vapeur glacée qui présente l’avantage de le dissimuler. Il se donne des petites tapes sur les oreilles, pour les déboucher, mais rien n’y fait, et il est bientôt trempé par un pommeau d’arrosoir invisible qui vaporise les frondaisons. La cascade qui déferle de l’escarpement.
Siphonette est en vie. Il n’en doute pas. La radieuse nymphe n’a pas de nombril – elle n’est pas venue au monde. Elle ne sait rien de la mort. Elle aura perdu dans sa chute ses sandales d’or et le lui reprochera.
C’est un cadeau de toi à moi. J’y tiens. C’est pas tous les jours qu’on me fait des cadeaux à moi. Tu vas m’en trouver d’autres, hein ? Tu me décevrais terriblement, Achille, quand je suis déçue je peux être terrible.
Il doit être plus choqué qu’il ne l’aurait cru. S’égarer dans ce genre de sentimentalisme est nocif pour la chasse, les attendrissements peu recommandés pour la raison raisonnable. Des touffes de buissons frissonnent dans les aisselles des anfractuosités de la falaise. Une multitude de paupières clignotent comme des pétales à l’ombre des failles ; des oiseaux de proie sont nichés dans les hauteurs. Ils doivent être énormes à en juger par la distance. Cette étrange occupation des sommets étonne et fait un peu peur, ce pourquoi Achille ne s’y attarde pas.
Le fracas de la chute d’eau ne peut qu’être impressionnant et devrait prévenir longtemps à l’avance. Il s’avance parmi les arbres, comme un fantôme dans un monde muet, un peu rêveur. Bientôt ce qu’il suppose le bruit même de ses pas l’inquiète parce qu’il est probablement le seul qui ne l’entende pas dans les bois secrets et attentifs. Après une longue course, il se blottit dans un fourré de roseaux. Un caillou – assez lisse mais trop volumineux pour être un galet (s’il ne date pas du Déluge) – lui sert de siège.
La retrouvera-t-il jamais si la dragée blanche de son menu corps n’a pas été croquée par les mâchoires du Cyclope ? Il se gifle les oreilles, en vain, baisse farouchement le front. Il ne voit plus qu’à peine ses pieds dans l’obscurité. Il a perdu la musique. Leur musique. Il remarque qu’en courant il a aussi perdu ses mules – ce qui n’est pas un grand malheur. Un peu de pluie traverse les bois. Puis beaucoup de pluie. Et dans sa rage, il gifle les gouttes.
– Chut ! fait une voix, qui lui explose aux oreilles. Ce n’est que de la pluie…
[Portes du labyrinthe]
… – Siphonette !
La Beauté des sciences naturelles
Achille remarqua en même temps avoir retrouvé l’ouïe et que la petite nymphe des bois s’était dissimulée par hasard à quelques mètres de lui, dans un buisson de lotus. Sa tête seule en dépassait, tressautant, et il crut d’abord qu’elle sanglotait ; quand il releva son menton d’un revers plié de l’index, elle riait – comme si elle n’avait pas eu d’autre solution que de rire après une longue méditation sinistre au cours de l’absence du funambule.
– C’est curieux que tu m’apparaisses toujours quand je n’ai plus besoin de toi, Achille. En fait, c’est assez caractéristique. Tu ne me sers à rien mais tu es toujours là pour t’agiter.
Elle n’avait rien perdu de sa bonne humeur mais il y trouva un singulier plaisir, du moins était-elle en vie. L’admirable nymphe était pourtant triste à voir, bien qu’elle fût toute nue : elle devait à son passage par la poche du Clown cyclopéen d’être couverte de sang, sa peau égratignée ou tavelée de bleus. Assise sur une racine de chêne, ses bras encapuchonnant ses genoux serrés, elle grelottait.
Aussitôt à ses pieds, il murmura si près de son oreille que quelqu’un de non prévenu aurait cru qu’il l’embrassait.
– Toi, enfin !
Qu’est-ce qui lui prenait ? Ne jamais montrer la moindre spontanéité, ce serait mal vécu. Siphonette détourna aussitôt la tête, comme si elle avait entendu ou vu quelque chose d’affreux dans les bois. Il n’y crut pas et ne se donna même pas la peine de s’en assurer : elle cachait son plaisir.
– Dégoûtante. La poche du Cyclope était dégoûtante, Achille.
– Personne ne sait jamais tout à fait ce qu’il a dans ses poches, n’est-ce pas ?
La petite rouquine approuva, une larme au bord des cils mais un peu plus calme.
– C’est très vrai. Mais moi, je n’ai pas de poche.
C’était sans doute un reproche, il était le seul à être habillé ; il était sur le point de jeter au loin sa chemise de nuit, quand il se ressaisit. Ne pas perdre la tête. Ne pas personnaliser la proie. Ne se déshabiller que dans une extrême nécessité. Il reboutonna sa chemise.
Il croyait comprendre la situation de Siphonette sans oser le lui dire. C’était si triste. Les événements récents avaient fait à une nymphe la douloureuse annonce. La Mort l’avait mise dans sa poche. Du moins n’avait-elle pas subi ce qu’il supposait le sort d’Oscar, le chef de la brigade des clowns au Grand Cirque Étonnant, à cause de ce que serait la vengeance d’un dieu furieux : elle n’avait pas été métamorphosée en un zéphyr, une branche de romarin ou une cloche à fromage. Oscar était très amoureux de Blandine, la jolie naine écuyère. Une divinité jalouse lui aura-t-elle contesté la petite personne ?
Mais pourquoi diable une cloche à fromage ?
Il posa la main sous le coude de sa merveilleuse, sa précieuse compagne, une main qu’elle dut trouver solide et réconfortante, car elle se laissa entraîner, et ils marchèrent, comme toujours sans savoir où aller.
– C’est dangereux de se séparer, Siphonette.
– C’était déjà dangereux de t’avoir rencontré.
Siphonette renifla et ne dit plus rien. Qu’elle ne dise rien à ce point l’inquiéta bientôt. Un cas de mutisme posttraumatique, peut-être. Enfin, la nymphe fit tout de même savoir qu’elle ne l’avait certainement pas attendu, certainement, et que, s’il était là, c’était bien, sans plus.
– Et tu es toujours toute nue, bien sûr ?
– Cela te gêne ?
– Tu fais ce que ce que tu veux.
– Je fais toujours ce que je veux.
On ne se regarda plus, très colères.
Une bande d’oiseaux s’échappa d’un arbre au tronc pansu et à la tête hirsute, mais ils s’agitèrent en vain, dans une panique criarde, retenus en plein vol par les branches de chair vive qui leur avaient donné naissance comme à de beaux fruits. Les deux compagnons laissèrent loin derrière eux la volière affolée et sa triste cacophonie de scène de ménage.
Il se mit à pleuvoir d’abondance, une pluie lourde et tiède. L’eau, sous les herbes où leurs pieds pataugeaient, se projeta autour d’eux en éclaboussures. Siphonette avait pris de l’avance, comme si elle savait ce qu’elle faisait, ce qui était peu probable. Lui-même, toujours curieux de tout, ne manqua pas d’observer comme les blanches fesses de la nymphe étaient bleuies sous le fouet des buissons où elle avait couru de toutes ses forces pour échapper au Cyclope. C’était très intéressant. Les Sciences de la nature mènent à tout.
Il surveillait la nymphe sans doute avec trop d’attention. Elle n’eut même pas à se retourner vers lui.
– Je sais ce que tu me veux, Achille, mais tu ne l’auras pas.
– Je ne le veux pas pour moi tout seul mais pour le partager avec toi.
– Ah ! C’est autre chose. Je vais y réfléchir.
Ils durent connaître une même stupeur (qu’avaient-ils dit exactement ?), car ils entamèrent une progression parallèle et ne se parlèrent plus d’un bon moment.