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Publié par Michel Castanier

Un foyer au bord du monde

 

– Mon temple à moi ! Mon temple ! Mon temple !

Le toit – un dôme de pierre à colonnades qui avait dû protéger l’âtre de la pluie – avait depuis longtemps sauté comme un bou­chon. L’édifice sacré s’était effondré sur plu­sieurs pa­liers et plus rien n’aurait pu être sauvé.

– Le feu aura dé­bordé la vasque et gagné de proche en proche. Ce n’est pas ta faute, Siphonette.

Le labyrinthe im­mense des rues et des ruelles que surplombait la pyra­mide en était à peine éclairé ; la masse des arbres remuait au loin comme une mer sous le vent, ani­mée de lé­gères lueurs rouges à proximité du foyer. Les deux compagnons contemplaient le désastre, et Achille ressentit pour Siphonette plus soli­taire que jamais une com­passion qui l’effrayait un peu. Elle avait l’air rê­veuse, douce et affable, d’un aviateur assis sur le plan­cher des vaches au milieu des débris de son avion. Il es­pérait et craignait qu’elle réagisse enfin. Ce serait spectacu­laire. Elle se con­tenta de murmurer.

– Les dieux vont pas être contents, Achille.

La vaste plaine d’ombre dégageait des courants d’air gla­cés et parfois de vio­lentes bouffées de chaleur remon­taient. Le Vi­sage devait être quelque part là-des­sous, enfoui jusqu’au cou dans la terre – comme l’était Troie, la septième des cités dans les strates de villas et de murailles qui s’échelonnaient sous la terre d’Hissarlik. Songerie qui amena par association d’idées à po­ser une inté­ressante question.

– Quel était le rôle de ton temple en tant que phare ? Il n’y a pas de mer alentours. 

L’édifice en feu se refléta fugitivement en un double mo­dèle réduit sur les prunelles mouillées de la nymphe quand elle écarta son regard.

Un ins­tant le labyrinthe fut éblouissant.

Siphonette, d’abord complète­ment sonnée par la catas­trophe, en fut éclai­rée : elle prit soudain conscience de la gravité de sa situation – la perte de son doux logis – et ré­cupéra du choc avec la viva­cité qui lui était coutu­mière.

– C’est ta faute ! Hou là là que c’est ta faute ! J’ai la charge du foyer sacré de Jupiter !

Elle se prit la tête dans les mains et la secoua. Achille eut enfin l’occasion d’admirer comme ses yeux étaient beaux quand elle pleurait. Il se promit de con­templer plus souvent ce phé­no­mène naturel.

– J’espérais que le feu s’éteigne : il s’est répandu ! Le dieu va se venger ! Je suis maudite ! Maudite ! Et tu es maudit avec moi, Achille !

C’était gentil : il se sentit moins seul. Elle n’avait pas tort, bien sûr : ils n’avaient plus nulle part où aller (l’avaient-ils jamais eu ?) et le seul espoir – au moins pour lui – était de passer en­semble au cours de leur dé­rive par les inters­tices volatiles de ses ver­tiges qui per­met­traient peut-être de se retrouver en­semble dans une même cage au cirque : étonnante perspec­tive. Mais ce n’était pas des choses à dire.

La plaine au loin brasillait par endroits comme une nuit étoi­lée, et d’autres circonstances météorolo­giques au­raient pro­pagé le mal, mais le sinistre perdait en force sous les vérita­bles ma­rées qui tombaient des nuages. D’immenses flaques se rejoi­gnant, les der­nières flammes dans les ruines du phare pro­voquè­rent des pe­tits jets de vapeur qui se dis­sipèrent dans un siffle­ment.

 

 

LES RENDEZ-VOUS DU FUNAMBULE SENTIMENTAL

 

J’imagine Madame Bovary avoir sur la fin longtemps parcouru son album de famille, les chères photos, les chers souvenirs.

Tu aimais ton mari, j’en suis sûr, ma lumineuse compagne, mais tu n’étais plus amoureuse de ce mari.

J’étais là.

Idéal, puisque je n’étais pas là non plus.

 

Tu as perdu ton corps avec ta vie conjugale, ma rouquine jolie. Tu l’oubliais. Il n’était plus le tien. Il était celui de l’Époux. Tu n’avais plus tes propres désirs. Tu as retrouvé ton corps avec moi. Un corps absurde, inventif, magique. Il s’en est aperçu. Il te l’a volé à nouveau. C’est ce que tu as appelé « J’aime mon mari ».

 

 

L’Énigme de l’Ombre

 

Ils pas­saient sous les racines des arbres situés sur les ponts su­pé­rieurs. Les nuages traversaient les jardins aé­riens en trempant de bruine. La lune dormait. Les treuils rouillés des no­rias et les chaînes de go­dets hy­drauliques grinçaient du haut en bas du palais. Des eaux in­dis­cer­nables ruisselaient dans la vé­gé­ta­tion.

Le dernier des pla­teaux était plus vaste qu’Achille ne l’avait supposé de­puis l’esplanade.

Au-delà d’un escalier de marbre grand comme le Mont blanc, les piè­ces étaient rui­nées. Les pas résonnèrent dans ce qui avait dû être un atelier de pierres de taille et de sculptures. Les ta­blettes en ar­gile et les sceaux étaient bri­sés ; aucun plan de la vieille cité n’était identi­fiable. Une tête de taureau pour­rissait sur un tour de potier. De la cendre voilait une map­pe­monde immense et as­sez peu or­tho­doxe (Tout était bleu sous le voile gris).

Achille souffla sur la carte des terres submergées du Monde flot­tant dans l'espoir de dis­tinguer des re­pè­res, un continent, une île, quelques traces d'écueils, les trente-deux rumbs d’une rose des vents. Les cendres formèrent un léger nuage qui le fit éter­nuer et qui traversa une étroite fe­nêtre sans châssis.

Aussitôt une im­pression pénible de déjà-vu s’exprima par une sensa­tion de malaise tournant au vertige et bientôt à la nau­sée. – L’esprit même se mettait à vi­brer comme la toile de fond du décor d’un petit théâtre de pa­tronage. Il passa la main sur ses yeux dans l’espoir de chasser son trouble : impossible, il vivait bel et bien la même situation qu’à sa rencontre avec la nymphe des bois et des eaux, il la voyait dans son phare écrire sur la poussière qui cou­vrait la carte et se demanda en­fin ce qu’elle écrivait.

Quel nom ?

Il se pouvait… La Cité perdue où il errait avec Siphonette était un dédale, bien sûr, mais les paysages concrets qu’il tra­versait étaient sans doute eux-mêmes des couloirs de labyrinthe où la mémoire et le rêve étaient une partie non négli­geable de la ré­a­lité. On y cir­culait par les mêmes salles, les mêmes jardins, les mêmes bois, ils ne chan­geaient pas de na­ture, Achille seul changeait de pers­pective.

Mais là il pensa qu’il s’égarait, comme par hasard.

Les lys bleus des co­lonnes du pé­ristyle veil­laient. La déli­cate odeur des pom­miers sau­vages flottait dans le palais ouvert à tous vents.

– Ils ont fui quelque chose.

– Ils ont dû apprendre que tu ar­rivais, Achille. 

De la vaisselle en pierre parsemait les broussailles dans une vaste salle hémis­phéri­que. La lune était personnelle­ment descen­due dans le pa­lais. Le puits de lu­mière au pla­fond éclairait des bancs de marbre et un bassin central qui dé­bordait d’eau de pluie et de dé­bris végé­taux. Une nacelle de pa­pyrus y était im­mobilisée comme un ba­teau dans la mer des Sargasses.

– Ce n’est pas la bibliothèque que j’espérais.

– Plutôt la salle du trône.

Il était déçu. De­puis sa chute, il ne cessait d’essayer de monter – comme s’il était sorti de terre pour s’élever tou­jours plus haut vers un ciel inattei­gnable. C’est pourquoi il avait médité cette petite histoire de carte tra­cée sur du papy­rus : inscrire une petite frac­tion de plan stable où trouver sa place dans une Géographie dé­saccordée. Et n’en plus bouger.

Un faisceau de lances en bronze rouillait sur les mar­ches du gradin où le trône surélevé était un siège de pierre, creusé dans le mur si­tué au nord de la cité. Cette pe­tite ban­quette royale expo­sée à tous les vents décevait Achille par compa­rai­son avec l’effort surhu­main qui avait été le sien pour y ac­cé­der. C’était presque in­juste. Elle pouvait être le comparti­ment ré­servé à un pyg­mée ou à un nain – étroite et aus­tère, et rien dans cet édifice mo­nu­men­tal n’y préparait.

– On a dérangé quelqu’un…

Un mince filet de fumée montait d’un vase d’herbes sè­ches – témoin d’une présence dans ces pa­ra­ges il y a peu. Il se dissipa en un nœud de lianes de chanvre épan­dant une odeur qui étourdit Achille.

– C’est de la poudre de dragon séchée, dit Siphonette. C’est très fort.

Il préféra ne rien dire. Il était sûr qu’elle faisait encore son in­té­ressante. Ils ap­prochèrent d’une lourde vasque de bronze placée sur un foyer éteint. Elle dé­bordait de cen­dres. Il serait difficile d’identifier ce qui avait lon­guement brûlé là si un petit monti­cule au fond de la vasque n’avait eu la forme oblongue d’un vi­sage.

Les lourds par­fums d’encens avaient dissipé l’odeur du bû­cher ou bien le sa­cri­fice était ancien. Siphonette souleva une feuille d’olivier déposée par le vent sur la forme grise. Elle re­cula vive­ment, mar­cha sur les pieds de son compagnon alors qu’il appa­raissait der­rière elle, tous deux s’étreignant dans une lutte brève, ef­fa­rée.

– Calme-toi, Siphonette.

Il regarda à son tour ce qui l’avait effrayée et se mordit le dos de la main. Un grand regard clair – mira­cu­leuse­ment épargné par la feuille quand tout le vi­sage se confon­dait avec la cendre

– Calme-toi, dit la nymphe à son tour, d’une voix basse, avec une ex­trême dou­ceur, mais c’était au visage de cendres qu’elle s’adressait, pour l’apaiser.

Elle trouva un voile de lin et recouvrit l’Ombre. Elle bal­bu­tia.

– C’est fini.  C’est ter­miné maintenant.

Il chuchotait pour la forme silencieuse.

– Là, là, re­pose-toi enfin.

Il restait à espérer que leurs communes paroles très tendres puissent être un apaisement pour la grande souf­france qui avait dû ré­gner dans ces lieux. Ils at­tendirent, ils ne savaient quoi, peu pres­sés de bouger, ni même de parler plus, à quoi bon, ils mêlaient leur si­lence, mais cela ne dura pas. Un léger frotte­ment se produisit à l’intérieur du ta­ber­na­cle clos.

Eros ? Un miroir était scellé sur la porte. Quand Achille s’age­nouilla pour ou­vrir le battant avec pru­dence il s’y en­trevit un ins­tant. A l’intérieur sombre du com­parti­ment un bras muscu­leux semblait se forcir les doigts sur un extenseur.

Achille repoussa la porte à toute volée.

Siphonette agit la pre­mière et ils ne se consultèrent pas, mais firent très vite ; après la lenteur des mou­vements cir­conspects dans la salle, leur acti­vité avait soudain atteint la vi­tesse de la lumière quand ils traî­nèrent un banc pourtant lourd et divers éléments du mobilier afin de les repous­ser contre les panneaux du ta­berna­cle

Le silence était à présent impressionnant dans l’antre du py­thon.

 

 

LES RENDEZ-VOUS DU FUNAMBULE SENTIMENTAL

 

Bien sûr, il y a un écart progressif entre ce que j’ai à lui dire et le cours du conte qui finit par créer sa propre logique, mais bien des situations me ramènent à elle, à son comportement, à nos propos – à notre dissension. À cette dissen­sion qui a été sa façon de m’aimer.

 

Je ne sais d’elle que ce qu’elle m’en a dit – par à-coups, avec une sorte de violence qui est de la pudeur. Elle savait qu’elle faisait mal. Elle préférait ce mal au non-dit – puisque nous étions nous seulement par ce que nous nous di­sions.

 

Mais ce dit entre nous était du non-dit pour son mari. Elle lui ôtait quelque chose et l’admettait mal.

Aujourd’hui seul je dis. Un peu errant. Que dit-elle, elle, à son mari ?

 

Elle est farouche. Elle est naïve. Elle est peureuse. Elle est et cela seul m’importe.

 

 

(à suivre)

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