Le Monde flottant I – épisode 19 : Un foyer au bord du monde
Un foyer au bord du monde
– Mon temple à moi ! Mon temple ! Mon temple !
Le toit – un dôme de pierre à colonnades qui avait dû protéger l’âtre de la pluie – avait depuis longtemps sauté comme un bouchon. L’édifice sacré s’était effondré sur plusieurs paliers et plus rien n’aurait pu être sauvé.
– Le feu aura débordé la vasque et gagné de proche en proche. Ce n’est pas ta faute, Siphonette.
Le labyrinthe immense des rues et des ruelles que surplombait la pyramide en était à peine éclairé ; la masse des arbres remuait au loin comme une mer sous le vent, animée de légères lueurs rouges à proximité du foyer. Les deux compagnons contemplaient le désastre, et Achille ressentit pour Siphonette plus solitaire que jamais une compassion qui l’effrayait un peu. Elle avait l’air rêveuse, douce et affable, d’un aviateur assis sur le plancher des vaches au milieu des débris de son avion. Il espérait et craignait qu’elle réagisse enfin. Ce serait spectaculaire. Elle se contenta de murmurer.
– Les dieux vont pas être contents, Achille.
La vaste plaine d’ombre dégageait des courants d’air glacés et parfois de violentes bouffées de chaleur remontaient. Le Visage devait être quelque part là-dessous, enfoui jusqu’au cou dans la terre – comme l’était Troie, la septième des cités dans les strates de villas et de murailles qui s’échelonnaient sous la terre d’Hissarlik. Songerie qui amena par association d’idées à poser une intéressante question.
– Quel était le rôle de ton temple en tant que phare ? Il n’y a pas de mer alentours.
L’édifice en feu se refléta fugitivement en un double modèle réduit sur les prunelles mouillées de la nymphe quand elle écarta son regard.
Un instant le labyrinthe fut éblouissant.
Siphonette, d’abord complètement sonnée par la catastrophe, en fut éclairée : elle prit soudain conscience de la gravité de sa situation – la perte de son doux logis – et récupéra du choc avec la vivacité qui lui était coutumière.
– C’est ta faute ! Hou là là que c’est ta faute ! J’ai la charge du foyer sacré de Jupiter !
Elle se prit la tête dans les mains et la secoua. Achille eut enfin l’occasion d’admirer comme ses yeux étaient beaux quand elle pleurait. Il se promit de contempler plus souvent ce phénomène naturel.
– J’espérais que le feu s’éteigne : il s’est répandu ! Le dieu va se venger ! Je suis maudite ! Maudite ! Et tu es maudit avec moi, Achille !
C’était gentil : il se sentit moins seul. Elle n’avait pas tort, bien sûr : ils n’avaient plus nulle part où aller (l’avaient-ils jamais eu ?) et le seul espoir – au moins pour lui – était de passer ensemble au cours de leur dérive par les interstices volatiles de ses vertiges qui permettraient peut-être de se retrouver ensemble dans une même cage au cirque : étonnante perspective. Mais ce n’était pas des choses à dire.
La plaine au loin brasillait par endroits comme une nuit étoilée, et d’autres circonstances météorologiques auraient propagé le mal, mais le sinistre perdait en force sous les véritables marées qui tombaient des nuages. D’immenses flaques se rejoignant, les dernières flammes dans les ruines du phare provoquèrent des petits jets de vapeur qui se dissipèrent dans un sifflement.
LES RENDEZ-VOUS DU FUNAMBULE SENTIMENTAL
J’imagine Madame Bovary avoir sur la fin longtemps parcouru son album de famille, les chères photos, les chers souvenirs.
Tu aimais ton mari, j’en suis sûr, ma lumineuse compagne, mais tu n’étais plus amoureuse de ce mari.
J’étais là.
Idéal, puisque je n’étais pas là non plus.
Tu as perdu ton corps avec ta vie conjugale, ma rouquine jolie. Tu l’oubliais. Il n’était plus le tien. Il était celui de l’Époux. Tu n’avais plus tes propres désirs. Tu as retrouvé ton corps avec moi. Un corps absurde, inventif, magique. Il s’en est aperçu. Il te l’a volé à nouveau. C’est ce que tu as appelé « J’aime mon mari ».
L’Énigme de l’Ombre
Ils passaient sous les racines des arbres situés sur les ponts supérieurs. Les nuages traversaient les jardins aériens en trempant de bruine. La lune dormait. Les treuils rouillés des norias et les chaînes de godets hydrauliques grinçaient du haut en bas du palais. Des eaux indiscernables ruisselaient dans la végétation.
Le dernier des plateaux était plus vaste qu’Achille ne l’avait supposé depuis l’esplanade.
Au-delà d’un escalier de marbre grand comme le Mont blanc, les pièces étaient ruinées. Les pas résonnèrent dans ce qui avait dû être un atelier de pierres de taille et de sculptures. Les tablettes en argile et les sceaux étaient brisés ; aucun plan de la vieille cité n’était identifiable. Une tête de taureau pourrissait sur un tour de potier. De la cendre voilait une mappemonde immense et assez peu orthodoxe (Tout était bleu sous le voile gris).
Achille souffla sur la carte des terres submergées du Monde flottant dans l'espoir de distinguer des repères, un continent, une île, quelques traces d'écueils, les trente-deux rumbs d’une rose des vents. Les cendres formèrent un léger nuage qui le fit éternuer et qui traversa une étroite fenêtre sans châssis.
Aussitôt une impression pénible de déjà-vu s’exprima par une sensation de malaise tournant au vertige et bientôt à la nausée. – L’esprit même se mettait à vibrer comme la toile de fond du décor d’un petit théâtre de patronage. Il passa la main sur ses yeux dans l’espoir de chasser son trouble : impossible, il vivait bel et bien la même situation qu’à sa rencontre avec la nymphe des bois et des eaux, il la voyait dans son phare écrire sur la poussière qui couvrait la carte et se demanda enfin ce qu’elle écrivait.
Quel nom ?
Il se pouvait… La Cité perdue où il errait avec Siphonette était un dédale, bien sûr, mais les paysages concrets qu’il traversait étaient sans doute eux-mêmes des couloirs de labyrinthe où la mémoire et le rêve étaient une partie non négligeable de la réalité. On y circulait par les mêmes salles, les mêmes jardins, les mêmes bois, ils ne changeaient pas de nature, Achille seul changeait de perspective.
Mais là il pensa qu’il s’égarait, comme par hasard.
Les lys bleus des colonnes du péristyle veillaient. La délicate odeur des pommiers sauvages flottait dans le palais ouvert à tous vents.
– Ils ont fui quelque chose.
– Ils ont dû apprendre que tu arrivais, Achille.
De la vaisselle en pierre parsemait les broussailles dans une vaste salle hémisphérique. La lune était personnellement descendue dans le palais. Le puits de lumière au plafond éclairait des bancs de marbre et un bassin central qui débordait d’eau de pluie et de débris végétaux. Une nacelle de papyrus y était immobilisée comme un bateau dans la mer des Sargasses.
– Ce n’est pas la bibliothèque que j’espérais.
– Plutôt la salle du trône.
Il était déçu. Depuis sa chute, il ne cessait d’essayer de monter – comme s’il était sorti de terre pour s’élever toujours plus haut vers un ciel inatteignable. C’est pourquoi il avait médité cette petite histoire de carte tracée sur du papyrus : inscrire une petite fraction de plan stable où trouver sa place dans une Géographie désaccordée. Et n’en plus bouger.
Un faisceau de lances en bronze rouillait sur les marches du gradin où le trône surélevé était un siège de pierre, creusé dans le mur situé au nord de la cité. Cette petite banquette royale exposée à tous les vents décevait Achille par comparaison avec l’effort surhumain qui avait été le sien pour y accéder. C’était presque injuste. Elle pouvait être le compartiment réservé à un pygmée ou à un nain – étroite et austère, et rien dans cet édifice monumental n’y préparait.
– On a dérangé quelqu’un…
Un mince filet de fumée montait d’un vase d’herbes sèches – témoin d’une présence dans ces parages il y a peu. Il se dissipa en un nœud de lianes de chanvre épandant une odeur qui étourdit Achille.
– C’est de la poudre de dragon séchée, dit Siphonette. C’est très fort.
Il préféra ne rien dire. Il était sûr qu’elle faisait encore son intéressante. Ils approchèrent d’une lourde vasque de bronze placée sur un foyer éteint. Elle débordait de cendres. Il serait difficile d’identifier ce qui avait longuement brûlé là si un petit monticule au fond de la vasque n’avait eu la forme oblongue d’un visage.
Les lourds parfums d’encens avaient dissipé l’odeur du bûcher ou bien le sacrifice était ancien. Siphonette souleva une feuille d’olivier déposée par le vent sur la forme grise. Elle recula vivement, marcha sur les pieds de son compagnon alors qu’il apparaissait derrière elle, tous deux s’étreignant dans une lutte brève, effarée.
– Calme-toi, Siphonette.
Il regarda à son tour ce qui l’avait effrayée et se mordit le dos de la main. Un grand regard clair – miraculeusement épargné par la feuille quand tout le visage se confondait avec la cendre
– Calme-toi, dit la nymphe à son tour, d’une voix basse, avec une extrême douceur, mais c’était au visage de cendres qu’elle s’adressait, pour l’apaiser.
Elle trouva un voile de lin et recouvrit l’Ombre. Elle balbutia.
– C’est fini. C’est terminé maintenant.
Il chuchotait pour la forme silencieuse.
– Là, là, repose-toi enfin.
Il restait à espérer que leurs communes paroles très tendres puissent être un apaisement pour la grande souffrance qui avait dû régner dans ces lieux. Ils attendirent, ils ne savaient quoi, peu pressés de bouger, ni même de parler plus, à quoi bon, ils mêlaient leur silence, mais cela ne dura pas. Un léger frottement se produisit à l’intérieur du tabernacle clos.
Eros ? Un miroir était scellé sur la porte. Quand Achille s’agenouilla pour ouvrir le battant avec prudence il s’y entrevit un instant. A l’intérieur sombre du compartiment un bras musculeux semblait se forcir les doigts sur un extenseur.
Achille repoussa la porte à toute volée.
Siphonette agit la première et ils ne se consultèrent pas, mais firent très vite ; après la lenteur des mouvements circonspects dans la salle, leur activité avait soudain atteint la vitesse de la lumière quand ils traînèrent un banc pourtant lourd et divers éléments du mobilier afin de les repousser contre les panneaux du tabernacle
Le silence était à présent impressionnant dans l’antre du python.
LES RENDEZ-VOUS DU FUNAMBULE SENTIMENTAL
Bien sûr, il y a un écart progressif entre ce que j’ai à lui dire et le cours du conte qui finit par créer sa propre logique, mais bien des situations me ramènent à elle, à son comportement, à nos propos – à notre dissension. À cette dissension qui a été sa façon de m’aimer.
Je ne sais d’elle que ce qu’elle m’en a dit – par à-coups, avec une sorte de violence qui est de la pudeur. Elle savait qu’elle faisait mal. Elle préférait ce mal au non-dit – puisque nous étions nous seulement par ce que nous nous disions.
Mais ce dit entre nous était du non-dit pour son mari. Elle lui ôtait quelque chose et l’admettait mal.
Aujourd’hui seul je dis. Un peu errant. Que dit-elle, elle, à son mari ?
Elle est farouche. Elle est naïve. Elle est peureuse. Elle est et cela seul m’importe.
(à suivre)