Le Monde flottant II – épisode 18 : L’Œil des dieux
L’Œil des dieux
Siphonette fit une pause sur un banc de pierre creusé dans le mur – une profonde embrasure. Elle ressentait une sensation d’affaissement contre quoi il fallait lutter en permanence – comme si quelque chose la retenait en arrière, en bas, précisa-t-elle dans une soudaine bouffée de larmes.
Penché sur les marches, la tête inclinée de côté pour mieux prêter l’oreille, Achille écoutait une rumeur rythmée, lente, à peine perceptible, un son spongieux dans les profondeurs de la tour.
Quelque chose montait des abîmes.
Mais il voyait enfin au-dessus d’eux la porte en métal rouge qui terminait l’escalier et où se trouverait sans doute la salle des machines. Il dut soutenir la nymphe pour grimper à nouveau. Il n’y aura plus que quelques pas à faire – dans quelque état qu’il la ramène.
Elle perdit l’équilibre, voulut s’appuyer au mur, mais ne fit que glisser jusqu’à tomber à genoux sur une marche – se remit debout instantanément, on avait tourné une clé dans son dos, elle n’alla pas très loin et s’écroula sur une nouvelle marche.
– Achille, j’ai un petit souci.
Il se pencha vers elle et pourtant il ne pouvait voir son regard dans l’ombre portée de son propre visage sur le visage de Siphonette : la lune – mais quelle lune ? – irradiait le miroir de ses yeux de reflets de blancheur. Cet effet d’optique n’était pas rassurant et d’ailleurs dura peu. Siphonette, ayant légèrement détourné la tête vers la porte rouge, son regard recouvrit cette clarté qui est une ligne d’horizon inatteignable même écarquillé, suppliant et douloureux dans la bataille amoureuse.
Ce regard énigmatique de la femme aimée, qui fuit à l’horizon du marcheur – cette vue de l’esprit, ce regard vide.
Elle s’était faite lourde dans les bras d’Achille – elle si menue, si ténue, à peine là – et il dut la déposer sur le palier devant la porte rouge : à genoux comme un suppliant, il l’observait avidement : il y avait quelque chose en elle, de rationnel, qui était sur le point de céder.
– Je me sens pas bien.
Une nymphe ? Si l’Île des morts était bien le domaine des métamorphoses, quel insecte parfait allait sortir de cette nymphe ? Ce fut soudain une incompréhensible répulsion. Achille ne se reconnaissait plus, c’était un refus instinctif, une résistance féroce, une malveillance qu’il ne s’était jamais connue, à moins qu’il ne l’ait jamais remarquée – et dans cette découverte est parfois le seul progrès humain.
Il chercha parmi ses émotions celle qui serait la plus sincère – dans son cœur et jusque dans son enfance – et qui permettrait d’avoir une réaction exacte. Un mot vrai qui les libérerait. Un mot qui soit une grâce. Il n’en trouva pas. Bien au contraire, il imaginait férocement, à la vue de sa brusque répugnance, le cœur de Siphonette soudain se recroqueviller dans sa poitrine, tout fripé comme une pomme reinette, ça faisait mal, mais c’était bon, c’était tout bon. Il y avait là un secteur sinistre, un lieu empoisonné dans la Carte du Monde flottant qu’il lui fallait traverser – et qui rappelait l’atmosphère nécrosée de la dispute sous les haut-parleurs de l’Île des morts.
Il devenait inhumain.
D’infimes bulles d’eau en suspension qui montaient des profondeurs de la tour éclataient désormais sur le visage de la nymphe où elles s’ajoutaient à la sueur de sa mue. Elle fut secouée par une quinte de toux. Ses joues mouillées brillaient dans l’ombre d’Achille quand il se pencha sur elle pour l’examiner. Elle évoluait plus rapidement qu’il ne l’avait pensé. Il était compréhensible qu’elle soit prise d’une grande faiblesse au cours de l’effort violent de la métamorphose. Elle ne souffrirait pas plus dans le travail de l’accouchement : elle accouchait d’elle-même.
C’est pour bientôt.
Elle leva un visage étonné, plein de larmes : comme si elle l’avait entendu, ou deviné. Bien mieux qu’il ne la comprenait. Soudain, des contractions violentes la secouèrent. Elle essaya de vomir. On aurait cru, à la violence des crispations, qu’elle cherchait à expulser l’intérieur de son corps, à la façon d’une étoile de mer. Ou l’intérieur de son esprit. Les yeux révulsés, elle poussa un cri étrange, crissant, un appel de mouette.
Et il vit dans ses iris une marque iridiée, nuancée comme un ocelle de papillon.
Il vit. Il vit à travers l’esprit de la petite nymphe comme dans une vitre où il ne distinguait pas le moindre défaut du verre ; il vit ; il vit le monde à travers l’esprit de Siphonette ; le chant de Siphonette ; Siphonette et le monde ; le monde et Siphonette.
Siphonette et le funambule.
LES RENDEZ-VOUS DU FUNAMBULE SENTIMENTAL
L’amant ne soucie pas d’originalité. Il sait que ses mots d’amour ont été bien des fois traversés. Il a cette chance de les revivifier, de restituer leur charge d’émotion, celle du premier homme s’adressant à la première femme sous un pommier en fleurs.
Ainsi il renouvelle le désaccord.
Nommer est une déception.
Les sentiments, une horreur.
Il est possible – il est terrible que les seules grandes amours que nous puissions vivre soient des amours imaginaires.
L’imaginaire n’est pas plus accueillant que le réel.
L’imaginaire à deux. Il n’a pas plus de soumission et dans son peu de fantaisie le rêve éveillé détient une rigueur que je ne lui soupçonnais pas. Les mots mènent au conflit, l’eau de rose à la servitude, les fleurs bleues à la solitude, l’émotion pure au tourment.
L’imaginaire est un baiser de fer.
(à suivre)
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