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Publié par Michel Castanier

Kasia Derwinska

 

L’Œil des dieux

 

Siphonette fit une pause sur un banc de pierre creusé dans le mur – une pro­fonde embrasure. Elle ressentait une sensation d’affais­sement contre quoi il fallait lutter en perma­nence – comme si quelque chose la retenait en ar­rière, en bas, précisa-t-elle dans une soudaine bouffée de larmes.

Penché sur les marches, la tête inclinée de côté pour mieux prêter l’oreille, Achille écoutait une rumeur rythmée, lente, à peine per­ceptible, un son spon­gieux dans les pro­fon­deurs de la tour.

Quelque chose montait des abîmes.

Mais il voyait enfin au-des­sus d’eux la porte en métal rouge qui terminait l’escalier et où se trouverait sans doute la salle des ma­chines. Il dut soutenir la nymphe pour grimper à nou­veau. Il n’y aura plus que quelques pas à faire – dans quelque état qu’il la ramène.

Elle perdit l’équilibre, voulut s’appuyer au mur, mais ne fit que glisser jusqu’à tomber à genoux sur une marche – se re­mit de­bout instantané­ment, on avait tourné une clé dans son dos, elle n’alla pas très loin et s’écroula sur une nouvelle marche.

– Achille, j’ai un petit souci.

Il se pencha vers elle et pourtant il ne pouvait voir son re­gard  dans l’ombre portée de son propre visage sur le vi­sage de Siphonette : la lune – mais quelle lune ? – ir­ra­diait le mi­roir de ses yeux de reflets de blancheur. Cet effet d’optique n’était pas rassurant et d’ailleurs dura peu. Siphonette, ayant légè­re­ment dé­tourné la tête vers la porte rouge, son re­gard re­couvrit cette clarté qui est une ligne d’horizon inat­tei­gnable même écar­quillé, suppliant et dou­loureux dans la ba­taille amoureuse.

Ce regard énigmatique de la femme aimée, qui fuit à l’horizon du marcheur – cette vue de l’esprit, ce regard vide.

Elle s’était faite lourde dans les bras d’Achille – elle si me­nue, si ténue, à peine là – et il dut la déposer sur le palier de­vant la porte rouge : à genoux comme un suppliant, il l’observait avide­ment : il y avait quelque chose en elle, de ra­tionnel, qui était sur le point de cé­der. 

– Je me sens pas bien.

Une nymphe ? Si l’Île des morts était bien le domaine des métamorphoses, quel insecte parfait allait sortir de cette nymphe ? Ce fut soudain une incompré­hen­sible répulsion. Achille ne se recon­naissait plus, c’était un refus instinctif, une résis­tance féroce, une malveillance qu’il ne s’était ja­mais connue, à moins qu’il ne l’ait jamais re­marquée – et dans cette découverte est parfois le seul pro­grès humain.

Il chercha parmi ses émotions celle qui se­rait la plus sin­cère – dans son cœur et jusque dans son en­fance – et qui per­met­trait d’avoir une réaction exacte. Un mot vrai qui les libérerait. Un mot qui soit une grâce. Il n’en trouva pas. Bien au contraire, il imaginait férocement, à la vue de sa brusque répugnance, le cœur de Sipho­nette soudain se re­cro­que­viller dans sa poi­trine, tout fripé comme une pomme rei­nette, ça faisait mal, mais c’était bon, c’était tout bon. Il y avait là un secteur sinistre, un lieu empoisonné dans la Carte du Monde flottant qu’il lui fallait tra­verser – et qui rap­pelait l’atmosphère nécrosée de la dispute sous les haut-parleurs de l’Île des morts.

Il devenait inhumain.

D’infimes bulles d’eau en suspension qui montaient des pro­fondeurs de la tour écla­taient désor­mais sur le visage de la nymphe où elles s’ajoutaient à la sueur de sa mue. Elle fut secouée par une quinte de toux. Ses joues mouillées bril­laient dans l’ombre d’Achille quand il se pen­cha sur elle pour l’examiner. Elle évo­luait plus rapi­de­ment qu’il ne l’avait pensé. Il était com­pré­hen­sible qu’elle soit prise d’une grande faiblesse au cours de l’effort violent de la métamorphose. Elle ne souf­frirait pas plus dans le tra­vail de l’accouchement : elle ac­couchait d’elle-même.

C’est pour bientôt.

Elle leva un visage étonné, plein de lar­mes : comme si elle l’avait entendu, ou deviné. Bien mieux qu’il ne la comprenait. Sou­dain, des contrac­tions vio­lentes la secouèrent. Elle es­saya de vomir. On aurait cru, à la violence des cris­pa­tions, qu’elle cherchait à expul­ser l’intérieur de son corps, à la fa­çon d’une étoile de mer. Ou l’intérieur de son esprit. Les yeux révulsés, elle poussa un cri étrange, cris­sant, un appel de mouette.

Et il vit dans ses iris une marque iri­diée, nuancée comme un ocelle de pa­pil­lon.

Il vit. Il vit à travers l’esprit de la petite nymphe comme dans une vi­tre où il ne distinguait pas le moindre dé­faut du verre ; il vit ; il vit le monde à tra­vers l’esprit de Siphonette ; le chant de Siphonette ; Siphonette et le monde ; le monde et Siphonette.

Siphonette et le funambule.

 

 

LES RENDEZ-VOUS DU FUNAMBULE SENTIMENTAL

 

L’amant ne soucie pas d’originalité. Il sait que ses mots d’amour ont été bien des fois traversés. Il a cette chance de les revivifier, de restituer leur charge d’émotion, celle du premier homme s’adressant à la première femme sous un pommier en fleurs.

Ainsi il renouvelle le désaccord.

Nommer est une déception.

Les sentiments, une horreur.

Il est possible – il est terrible que les seules grandes amours que nous puis­sions vivre soient des amours imaginaires.

L’imaginaire n’est pas plus accueillant que le réel.

L’imaginaire à deux. Il n’a pas plus de soumission et dans son peu de fantai­sie le rêve éveillé détient une rigueur que je ne lui soupçonnais pas. Les mots mènent au conflit, l’eau de rose à la servitude, les fleurs bleues à la solitude, l’émotion pure au tourment.

L’imaginaire est un baiser de fer.

 

(à suivre)

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