Le Monde flottant III : Tout ce que je sais d'Emma – épisode 6 Une question d’adverbes
Une question d’adverbes
La personnalité de sa chère Emma lui devenait sensible par les mots mieux que dans une rencontre où la vue et l’émotion auraient parasité leur intelligence l’un de l’autre.
Il avait d’elle sa forme parfaite – intelligible et sensible : son esprit. Et cet esprit le faisait bander littéralement. Un effet pervers de Facebook ? Mais qu’étaient d’autre les correspondances à dos de cheval dans les forêts de France ou les échanges de portraits princiers par ambassades interposées ?
De son côté, Emma était redoutable à ce petit jeu, il le comprenait pleinement. Elle était méfiante et coriace, rien n’aurait risqué de la déborder qui ne soit léger, fin et subtil – rien qui ne lui ressemble. C'était un vrai petit sonar ultrasophistiqué pour percevoir le glissement feutré du sillage des requins dans l’océan des messages, des post et des statuts électroniques. Le cri des orques. Le chant des baleines.
Elle aimait le chant de son amant et même une à peine perceptible fatuité devait l’amuser tendrement. Elle avait enfin confiance en lui et il avait confiance en elle. Son rire silencieux le rendait heureux. Le moindre message au matin lui fut un baiser et un baume sur les lèvres du jour.
Aujourd’hui.
ELLE – Une de mes amies chères, ne sachant comment décrire mon esprit, m'a envoyé ceci.
Et ceci était une image astucieuse d’une dame très rousse qui avait pour chapeau une cage d’oiseau. La porte d’osier en était ouverte et l’oiseau on ne sait où.
Lui, l’amoureux, il savait.
De l’humour, Emma ? Oui, beaucoup et des plus raffinés, mais finalement sérieuse, affreusement craintive et raisonnable. Le rire était sa seule liberté : cet oiseau envolé de sa cage, ainsi que le figurait l’amie, mais la cage… La cage est seule restée.
LUI – Très subtile, cette amie, très maligne. Je vous mets sur mon fond d’écran, à défaut de toute autre place. Je crois que me voici atteint d'un grave délire.
ELLE – Dont je me garderai bien de vous guérir... Je suis votre plus grande admiratrice... Avec Paloma [Il s’agissait d’un lien sur fb]...
LUI – Ah cette Paloma ! Vous l'avez donc remarquée. Elle a une fraîcheur d'esprit un peu étonnante, une spontanéité enfantine que je respecte et même aime bien, je prends soin d'elle comme d'un bibelot un peu étrange que m'aurait légué ma vieille tante – ceci dit réellement en toute affection pour elle.
ELLE – Je vous l'ai dit : je scrute tout ce qui vous concerne.... Et j'en conçois parfois quelque jalousie de bon aloi. Me voyez-vous sourire, là ?
LUI – Oui, c'est délicieux. J'apprenais récemment que la jalousie, pour Thomas d'Aquin, était causée par une intimité dévastée. Épargnons-nous ces horreurs.
Je suis fasciné par nous et cette énigme tendre que nous nous proposons, si bien que je ne recherche à peu près plus de nouveaux liens ni n’en commente d’anciens, de sorte que plus grand monde ne vient me rendre visite, Facebook étant oublieux et superficiel, comme il se doit dans une société où rien ne compte qui ne passe pas sous le nez.
Nous allons bientôt rester tous seuls à bavarder dans nos murs. Ce sera une sorte de gai logis.
Comprenez-vous ? Je n’ai jamais été plus heureux. Et ne le serai jamais plus. Ai-je de la complaisance à ce souvenir si doux ? Nécessairement. C’est seul ce qui me reste.
Je suis sûr qu’elle vivait ce même bonheur, Emma. C’est seul ce qui lui reste. Ayez de la bienveillance si vous avez cette nostalgie en partage, sinon vous êtes heureux ou vous n’avez pas de mémoire.
Mais voici un instant de panique dû au silence soudain de l’aimée ! Une de ces paniques où la foule des pensées se rue et piétine ce qui est fragile.
LUI – Oh non ! Quel idiot je fais ! Vous vous taisez. Votre réserve soudaine me laisse inquiet. Me voilà obligé de dire que je plaisantais, vous qui savez si bien, d'habitude, quand je plaisante. Dites-moi vite que vous aviez quelque chose d'autre à faire que de me répondre.
ELLE – Je pensais que cette idée d'intimité virtuelle était charmante.
Ne vous alarmez pas de ma réserve qui n'est qu'un moyen de ne pas répondre trop impulsivement. Je n'ai pas votre facilité d’écriture...
LUI – Ne croyez pas ça. Je mesure avec précaution chaque mot que je vous écris, car le risque est grand de nous perdre, la situation étant si fragile, le peu qu'il y a entre nous étant d'autant plus précieux.
Donc vous réprimiez votre impulsivité. Quel dommage !
ELLE – Il arrive que nos messages s'entremêlent, cela aussi c'est charmant. Je suis comme vous, Michel : je dose et j'écoute mon cœur se balancer. Ah ! Cet entremêlement est bien la preuve que je ne maitrise pas toujours !
Mais je conserve précieusement (vous avez remarqué combien j'abuse des adverbes ?) l'inconscience qui fait qu'il me semble inimaginable de nous perdre.
LUI – Je chéris vos adverbes et tout ce qui me vient de vous à présent.
Oui, c'est exactement ça : je suis tout étonné de cette intimité imaginaire qui a pris feu si vite et brûle comme un buisson ardent. Nous sommes rationnels, pourtant, et nous savons que cette situation est irrationnelle, et en même temps nous sommes parfaitement, résolument, merveilleusement irrationnels parce que nous pensons soudain – enfin, moi, je pense que c'est ce qui m'est arrivé de plus miraculeusement rationnel depuis longtemps.
Moi aussi j'aime les adverbes, chère et tendre Emma.
ELLE – Cependant que je me livrais à mon activité favorite cet après-midi (penser à vous et relire tous nos messages), je me faisais cette même réflexion. Quelle probabilité y avait-il que nous entrions en contact ? Je n'ai que peu de liens Facebook, je ne sais même plus si c'est moi qui vous ai demandé en ami, et pourtant nous voici parcourant lentement (mon préféré !) cette jolie carte du tendre.
Oui, exploratrice je suis devenue grâce à vous, mon doux et précieux Michel.
Oui, Emma, la correspondance entre eux sera cet étrange monde libre qu’ils avaient commencé d’explorer ensemble et que l’amant finit par traverser seul pour une quête qu’il devine sans réussite, sans récompense, sans Graal.
Puisque toujours rien ne me revient de toi, à présent.
[à suivre]