Le Monde flottant III : Tout ce que je sais d'Emma – épisode 8 Intimité
Intimité
Nous passons ici bien des échanges qui n’appartiennent qu’à eux. L’action y est infinitésimale. Un lecteur moderne ne s’y retrouverait pas. Il est temps de laisser les amants seuls. Ils parlent pour chacun d’entre nous. Ils parlent en nous.
Aujourd’hui.
ELLE – Souvenez-vous: j'avais mille questions à vous poser et je n'en ai plus aucune, tant il me semble que les réponses viendront si naturellement.
Il me prend quelquefois l'envie de tout vous raconter de moi (cela viendra, bien sûr) avec une urgence qui me surprend.
Comprenez-vous ?
LUI – Oui, sans doute il faudra y venir, bien que je ne crois pas que ce soit nos vies respectives qui nous intéressent, la mienne en tout cas ne m’intéresse pas, mais plutôt la fine pointe du présent : ce qui nous arrive et qui semble si – juste.
Nous vivons un cas exemplaire d’Amours imaginaires. Ce n’est pas nouveau, tous les amours sont imaginaires, mais à ce point d’inconcrétude (accordez-moi le mot, il décrit la chose), c’est du neuf. Ou du rare. Et pourquoi, d’ailleurs, ne serait-ce pas aussi concret, aussi vrai et aussi tendre que si nous nous tenions la main ?
ELLE – Votre vie m'intéresse. Vous m'intéressez. Entièrement et dans tous les temps ou les espaces.
Le mot Amours m'a fait un drôle d'effet. Je me demandais qui de nous deux l'emploierait en premier. J'aurais eu trop peur de l'écrire et que vous me preniez pour une folle. Et si ça n'est pas vraiment l'amour, ça y ressemble.
Pour vous dire à quel point ma rationalité est mise à l'épreuve, le mot âme sœur m'a effleuré l'esprit.
LUI – J’avais très peur de votre réponse. Je me mets à avoir peur de vos réponses ! Notez que j’ai employé le mot de façon la plus impersonnelle possible, infinie prudence !
J'espère que vous ne regrettez pas déjà ce que vous avez ajouté et qui me touche tant. Notre attention aux mots est un des secrets qui nous rend chers l'un à l'autre. Un autre de ces secrets est sans doute que nous essayons par là même d'être le plus exacts possible.
De toute façon nous devons être un peu fous, délicatement fous, mais c'est ce que je trouve de plus joyeux à vivre. Par ailleurs, nous allons vers une épreuve que nous franchirons d'un pas allègre, je l'espère, ma douce Emma. Le tutoiement entre nous serait un affleurement plus intime, une sorte de baiser près de la bouche. Une indiscrétion. Il va nous venir. Je n'ai pas encore ce courage et me sens bien ridicule.
ELLE – Au risque de passer encore une fois pour une imbécile heureuse, je sais avec certitude que ce pivot grammatical trouvera naturellement sa place dans nos échanges. Et il ne me semble pas incongru de poser un baiser léger au coin de tes lèvres, plutôt qu'au coin des vôtres. Ce n'est pas une question de courage, très délicat Michel.
Plus j'écris ce prénom et plus sa douce sonorité me plaît. À nous deux, nous sommes une allitération en m.
Allons, je ne peux m’empêcher de me mêler de ce qui ne me regarde plus. Je les aime tant, ces deux-là ! Leur jubilation, leur insouciance et leur grand souci l’un de l’autre, leur naïveté. Comme ils se croyaient à l’instant l’un à l’autre !
A-t-elle oublié l’ombre portée qui se tenait dans son dos ? Dans ces moments-là oui, elle n’était qu’à moi. Elle se donnait.
LUI – Vrai ! Tu ne peux savoir comme tu m’amuses et m’attendris. Je suis heureux et fier de te connaître.
Je jure ne l'avoir pas fait exprès !
ELLE – Le vois-tu, le sourire ?
LUI – Merveilleusement, mon ange (Allons bon ! voilà les anges qui débarquent), eh bien oui, mon ange, car je m’apaise en toi.
ELLE – J'aime beaucoup ce mon ange. C'est tendre et léger. Très doux, archange.
Tu es le plus gradé de nous deux. Évidemment.
Quelle diable d’idée se font les amants du monde angélique ?
Savent-ils que les anges sont en-dessous des hommes dans la hiérarchie céleste ? Aux hommes est donnée la liberté qui les rend supérieurs à tout ce qui est créé. La liberté de ne pas faire le mal, paradoxale conquête.
Mais je deviens sentencieux quand je suis ému.
ELLE – Mais voici venue l'heure de me coucher...
LUI – Je te relirai demain passionnément et puis plus lentement (tu aimes cet adverbe) je te feuillèterai.
Note qu’en bon gentilhomme j’attends toujours que tu me dises qu’on va se coucher.
Dors bien, Emma ma joie de vivre.
ELLE – Douce nuit, archange de mes jours.
C’est vrai qu’ils parlent tous seuls, ces enfants. Ils n’ont aucun besoin de nous. Ils ne sont plus de ce monde puisqu’ils sont heureux.
J’aime leur innocente gravité et, de fait, ils sont cet enfant qui discute avec son Copain imaginaire. Avec abondance. Avec sérieux. En personne déjà responsable.
Car ils sont responsables l’un de l’autre. Du plaisir qu’ils se donnent. Des espoirs qu’ils partagent. Du mal qu’ils risquent de se faire.
[à suivre]