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Publié par Michel Castanier

Dan Ohlmann

 

 

3

 

Comme si

 

Une grande, une belle conversation agit toujours comme la forme sonate : un thème de dé­part y est repris dans toutes ses variations.

Aujourd’hui, et c’est bien dommage mais c’était sans doute nécessaire, le thème était l’esprit de sérieux – dont l’amant se rendit seul coupable, et je crois comprendre pour­quoi. À cette époque il n’avait plus qu’un désir, qu’un besoin : la prendre dans ses bras, baiser ses rires, enla­cer son cher es­prit dans son cher corps. Il n’osa pas encore se dénuder – dénuder à quel point il était af­folé d’elle – et s’habilla d’une triple re­dingote grise d’homme responsable et vertueux.

Là où il ne voulait que faire le mal avec elle, en elle, tout le merveilleux mal dont ils étaient capables. 

 

Aujourd’hui.

 

ELLE – Je viens de parler de nous à mon amie Josyane, qui m'a mise en garde contre les dangers de Facebook. Ce à quoi je lui ai rétorqué (je ne rétorque pas souvent) que tu étais mon ar­change. Elle n'a su que dire et nous nous sommes re­trouvées à parler littérature.

LUI – Ton amie Josyane a raison mais ta réplique est par­faite. Que répondre à un si haut de­gré d'irrationalité résolue ? Nous sommes complètement timbrés.

 

Un nouveau mode de transport, la Toile. On n’est plus au temps du fiacre des amants affolés dans Rouen désert, nous avançons à grande vitesse, au bord de la téléportation, nous n’en tour­nons pas moins en rond.

Sans qu’elle s’en doute le moins du monde – très absor­bée à s’exprimer – Emma faisait s’agrandir son amant jusqu’au cos­mos et l’anneau de Saturne était sa couronne de nuages – ou d’épines. Parfois il diminuait dans la seconde jusqu’à s’asseoir sur un atome, ses bras encerclant ses genoux, comme un gamin craintif.

Le transport amoureux est immuable.

ELLE – Il me plairait beaucoup de divaguer avec toi.

LUI – Cela me réjouit. Nous extravaguons déjà pas mal. Im­perturbablement, avec une in­croyable confiance. Avec ce sé­rieux des enfants qui jouent. Et en même temps avec le sourire qui nous est propre et devrait toujours nous sauver.

Quand à divaguer ensemble, pour de vrai, comme ils di­raient, les enfants, notre situation est tellement surnaturelle que cela nous fait un peu peur.

ELLE – C'est exactement ça. Je suis épuisée mais telle­ment heureuse de te sa­voir là.

Et j'ai dit épuisée, pas hagarde.

LUI – Si j'étais Mary, je dirais que j'aurais plaisir à me loger dans ton épuisette.

As-tu remarqué ? Nous nous suivons l'un l'autre sur nos murs fb et en in­terne comme si nous avions un trois pièces.

ELLE – Mais toujours dans la même pièce. Jamais loin l'un de l'autre.

 

À l’évidence, ils créent entre eux un foyer qui n’est qu’à eux – mot à mot ils bâtissent des caves aux greniers ce qui n’a de réalité que par eux. L’un d’eux viendrait-il à se reti­rer, que res­terait-il en ce monde ? Une terre sans chemins où le petit de l’homme erre à la recherche de sa sœur d’exploration et peu à peu ou­blie l’exploratrice, oublie pour­quoi il erre. Oublie qu’il a ou­blié.

Il est grand, maintenant.

Il est responsable.

Son souci d’être exact entre eux va jusqu’à esti­mer que ce qui arrive flatte aussi leur narcis­sisme, c’est vrai­semblable, et ce serait un piège s’ils ne considé­raient pas la question objective­ment – mais sans trop s’en faire, il suffit que ce soit dit et rap­pelé. Donc, d'être intelli­gents, ce qui n'est tout de même pas une mince affaire. À propos de narcissisme, l’amant part chez son coif­feur, ce dont il a horreur. Il est curieux qu’en sortant on ait l’air encore plus bête qu’en en­trant. Un ridicule qui est étrangement épargné aux femmes.

ELLE – Chercher le bon mot ou le mot juste n'est jamais une corvée. Un ef­fort, certes. Et il me semble que ça vaut le coup. Te faire part de mes doutes quel­quefois, de mon dur labeur, est une preuve que je ne m'en fais pas trop. Ou que j'ai suffisam­ment confiance en ta bienveillance et ton en­thousiasme pour me montrer fragile, ou faillible, ou perfec­tible... Reviens vite !

LUI – Attentat monstrueux en Tunisie. Il est vrai qu'un at­tentat charmant sur­prendrait.

Oui, tu m'écris bien, ma chérie. Je t’aime comme tu es, l’air délicate et fragile, quoique tu sois coriace, sans doute, mais cela me donne l’impression d’être puis­sant et protec­teur, ce dont je te remercie.

ELLE – Tu as l'art de passer du plus affreux au plus doux avec une fluidité...

J'ai dit à mon amie Josyane que nous nous étions recon­nus.

LUI – J'y réfléchis beaucoup et sans trouver de réponse sûre. Cela y res­semble, évidemment. Je suis bien en peine pour nommer ce qui se passe.

Cet attrait, ce bien-être pourrait-il n’être qu’un sentiment-arte­fact créé par un logiciel (fb) ? Il se peut aussi que d’étranges affections saisissent le cœur dans l’intimité de l’écriture – une intimité prématurée ?

N’en soyons pas victimes, n’est-ce pas. Il faudra toujours être exact, Emma, ne se méprendre sur rien, être précaution­neux, attentifs.

ELLE – Quel ton grave tout à coup... Ça m'inquiète...

 

Une ombre passe sur eux.

Est-ce un funeste présage ? Un corbeau disgracié s’est-il levé à gauche du chemin d’Emma pour son retour de l’école ?

Et me voilà gagné par la pénible gravité de l’amant.

LUI – Je peine à récupérer de mon accès de sérieux. C'est une sensation hor­rible, le sérieux. Plus jamais ça ! Mais je le voulais pour toi, à tout hasard.

ELLE – Ça y est. Je suis rentrée et trouve une des H24 avec son copain dans la maison et ça m'agace.

LUI – Si le garçon a 60 ans, il vaut mieux en effet inter­venir pour son bien (le bien du gar­çon).

ELLE – C'est l'heure critique où les ados se restaurent.

 

Et les voici à nouveau comme à la maison – partageant les tâches do­mestiques et leur bon­heur.

ELLE – Enfin seuls. La vie en dehors de toi m'accapare bien plus que je ne le voudrais. Mais tu es dans chacune de mes pen­sées.

LUI – Alors, je suis bien logé.

 

Mais ce n’est pas tout, voici ce qui arrive ce jour-là d’après ce que je sais : voici qu’en somme installé dans le doux logis pour dîner, il l’entretient de la vie par chez lui, la pauvre vie lo­cale, comme il s’imagine que font les hommes de retour au foyer, madame Bovary étant ce foyer qu’il n’a jamais eu. Ce re­flet d’une lueur tremblotante.

Et c’est tout juste s’il n’a pas noué sa serviette autour du cou pour manger sa soupe avec des grands schlup !

Peu à peu le crépuscule vient allumer les lumières de la mai­son paisible où ils se tiennent, dégustant le café et la prune. L’amant parle doucement de son étrange vie. Il dit qu'enfant il voulait être clochard ou gardien de nuit. Garder la nuit ! N’est-ce pas tout dire ?

Il ne s’attarde pas aux détails. Passons. Sa vie c’est elle, sa gracieuse Emma. D’ailleurs, ra­conter son existence est un puits sans fond d’où le seau remonte un sens inépuisable. Du sens sans sa transpa­rence de source.

Il ne remarque pas qu’elle ne dit rien de sa propre his­toire. Ou plutôt il n’en veut rien savoir. Il s’en garde. Pour lui, elle ne commence à vivre qu’en faisant sa connaissance, les H24 com­prises. Faire connaissance ! La tombe de Gustave tremble sur ses bases tellement il rit.

Ils s’amusent, se font peur, se font plaisir, ils tournent dans le joyeux petit ma­nège de leur vie commune, ils tour­nent, tour­nent dans le beau foyer.

LUI – Je l’admets, je suis assez réac.

ELLE – Je suis la Louise Michel de la Normandie.

LUI – Je pensais bien que nous n'étions pas tout à fait nor­maux, mon ange.

ELLE – À cause de nos divergences politiques ?

LUI – Nos divergences politiques m'enchantent. On va se disputer à cœur joie.

Du moment qu'il y a du cœur et de la joie.

ELLE – Il y en aura mon amour. C'est une promesse.

 

Je ne dis rien de ce qui sera soudain leur première dispute ce soir-là. Je crains que ma rou­quine ne soit une extrémiste. J’en suis effrayé.

Et il y a lieu en effet d’être consterné. Il me semble entendre en surface des échos de rumeurs souterraines, d’effondrements et de dé­placements géologiques.

De futurs tremblements de terre.

Et de répliques à venir.

Comme il s’est dit autrefois : l’amour de la dame n’est pas un logis sûr.

Il est sage d’avoir plutôt planté sa tente de camping dans le jardin.

LUI – Je continuerai plus tard, je vais ouvrir la fenêtre pour prendre l'air.

ELLE – Oh...

Tu ne me connais pas encore assez bien, n'est-ce pas ?

 

Enfin l’apaisement.

Enfin la réconciliation sur ce qui leur tient lieu d’oreiller.

ELLE – Notre première dispute d’amoureux… Je suis déso­lée mais ça m'a fait sourire. Je suis aussi désolée parce que je dois aller me coucher.

LUI – Je croyais me maudire et finalement n’ai fait qu’admirer ta patience lé­gèrement intri­guée. Que c’est bon de t’avoir rencontrée. Je n’ai pas su être aussi simple que toi mais on s’en est bien sortis, ma chérie, grâce à toi.

ELLE – Tu pourras toujours compter sur ma simplicité d'es­prit.

Je t'embrasse tendrement ou fougueusement. Tu choisis ce qui te convient le mieux. Bonne nuit mon amour.

LUI – Bonne nuit, ma simplette. Je garde ta nuit. Fais de doux rêves.

 

Quoique je ne dise pas tout, bien sûr, vous distinguez sans peine dans la petite comédie – ces sortes de glissements ner­veux entre eux, de dérapages, de ripages – ce qui déjà grince dans la musique, les parasites, les effets Larsen. En­tendez-vous, en somme, la scie du Grillon du foyer ? Voyez-vous l’Ombre qui tient tout l’espace à la porte de la Chambre des amants ?

Ils ne se connaissent pas encore assez bien, en effet. J’ai peur pour nos bons amis, à présent, je crains que leur chant ne se désaccorde bientôt et que leur ga­zouillis fébrile laisse place à la stupeur du silence.

C’est toujours le silence qui gagne à la fin.

 

 

 

(à suivre)

 

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