2 de couple sans barreur : Le Champion local de marche à pied – 5
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La petite Zoé a eu dans son enfance un grand souci de l’ordre public, un curieux conservatisme. L’oncle Max avait aimé son côté vieux jeu. Il accentuait avec délectation la rigueur morale de sa nièce – ce pragmatisme des enfants et des futures mères.
– Ta mère aimait à dire que les hommes ne se donnent jamais, dit-il, assis avec elle sur le ponton de Chez Max. Ils se prêtent. En fait, je ne suis pas très sûr qu’elle aimait à le dire.
Le premier rayon de soleil traversant le feuillage des citronniers qui bordent le ponton agace les yeux.
– C’est amusant, dit Zoé. Moi, ils prétendent que j’attache.
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Une théorie de mouettes, aux têtes en boule de neige, alignées sur la falaise, avalanche suspendue, cénacle bruyant de commentaires, attend de gober les déchets des poubelles dans les cuisines du Grand Café.
L’eau a des petits bruits de bouche sous les planches du ponton.
– Les femmes ont tout de même des goûts étranges, dit Navarro, le marchand de scooters marins.
Le garçon de bain, Ismaël, considérant la question, a un geste imprécis qui n’a pas de signification et qui se referme sur le col d’une canette que Max lui apporte.
Crespin agite de haut en bas ses doigts joints.
– Nous sommes des Yo-Yo à leurs doigts.
Déjà le coiffeur se penche sur l’épaule du marchand pour chuchoter.
– Elles nous font payer démesurément le plaisir qu’on leur donne.
– Ah ! dit Ismaël. Comme c’est vrai !
La boite de bière écrasée dans son poing, il grogne longuement, et sans doute est-ce l’écho d’un souvenir pénible, mais il ne s’explique pas davantage et paraît soudain accablé.
– Vous n’y connaissez rien, dit Max. Il suffit d’être mufle, et vous êtes assurés de les contenter.
– Entre nous, patron, vous n’êtes pas misogyne ? dit le marchand de chichis chauds.
– Je suppose qu’il y a des femmes qui peuvent être de bons potes, mais je me méfie.
Le cafetier déplace un verre de pastis, cherchant ensuite à retrouver sa place exacte sur le comptoir – occupation distraite et pourtant si précise.
– À mon sens, dit-il, les hommes font toujours l’amour entre eux.
Les habitués le considèrent avec réprobation.Le patron réfléchit longtemps, puis il répète à haute voix son ultime conclusion, d’un air déterminé, comme pour évaluer son poids dans le silence religieux autour de lui.
– Je veux dire à travers les femmes.
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Il ne reste de la vieille Cité des 1000 fleurs que deux barres d’HLM et une aire de jeux en béton, les dernières traces réfractaires enfouies dans la végétation luxueuse de la nouvelle station de bain.
La mauvaise herbe sous les vents humides et tièdes gagne de plus en plus la villa du Pendu, à l’écart de l’agitation sublunaire des terrasses de la station balnéaire. Ce qui semble une vieille clocharde veille au clair de lune. Les éclairs de chaleur vibrent par intermittences autour du figuier. Il semble que ce soit la terre obscure elle-même qui dispense ces décharges électriques.
La mère de Zoé, à la barrière du jardin, considère en silence des volutes sombres qui s’enroulent à l’horizon.
Gisèle a une petite robe noire essaimée de violettes qui ne permet pas tellement de la distinguer d’une plate-bande sombre. Elle peut méditer, ou prier, ou bien elle rit : ses épaules remuent faiblement.
L’herbe folle a détruit le potager. Des joncs très hauts et des bambous craquent dans le silence. Les lampes, aménagées dans des conques, tamisent la salle à manger où est attablée une famille d’estivants, discutant légèrement, sans cesse, dans un chuchotis de ruisseau. Une enfant rit ou se tait.
Le figuier sombre et bombé par-dessus la palissade est le front de quelqu’un qui se cache.
Gisèle cueille une figue et la croque.
Une large feuille tombe et recouvre comme un gant la main pâle.
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Bien que le phare au bout du môle soit déjà ensoleillé, la mer demeure dans la nuit lisse et pâle sous le ressac à peine perceptible – une très faible ondulation devant le Grand Café qui ouvre ses portes au petit matin.
Max trouve sur le ponton Gisèle, sa belle-sœur, lovée sous le toit blanc d’un parasol publicitaire oublié dans la nuit. Un instant, à genoux, il tâtonne, du bout des doigts, sur le col de la clocharde endormie avant d’y cueillir ce qu’il cherche : une grosse touffe de cheveux, qu’il regarde avec crainte.
La mère de Zoé est si maigre, à présent : du fil de fer noué en forme de mère. Elle s’habille mal, avec des couleurs fantasques, et des laines trop chaudes, sans souci de la saison – comme si quelque chose en elle s’était désorganisé.
Elle est trop nerveuse pour embrasser sa fille, et se déplace sans cesse à son arrivée dans l'appartement de Max – cherchant sa place, absorbée, soucieuse, prenant prétexte d’un bibelot qu’elle retourne pour l’examiner avec soin ; d’un secrétaire dont elle suit du doigt les fioritures de la galerie; du petit sachet noué d’une ficelle argentée qu’elle apporte à Zoé, comme si ces mouvements n’avaient eu que ce but secret, contraignant, enfin avoué : la minuscule broche qu'elle lui offre – un dauphin en grain de riz.
À bout de forces, elle s’assoit sur la terrasse fleurie qui domine la station balnéaire. Les résédas, les bougainvillées et les résineux forment un jardin suspendu au-dessus des jardins. Le vieux paravent protège du vent du large la mère et les plantes grasses délicates.
L'oncle s’affaire autour du fauteuil, remonte l’oreiller dorsal, déplace une des boîtes de médicament, l’ouvre du bout du doigt, la remet à sa place et remplit un verre, posé sur le guéridon, avec de la limonade.
– Gisèle n’a plus sa belle fluidité, dit-il doucement à Zoé.
Parfois, il embrasse longuement le front de sa belle-sœur. Le crâne nu de la malade est hermétique et clos comme un œuf sous la lumière sereine des veilleuses. Gisèle, pour trouver la main de Max et la caresser, a des gestes amenuisés de très vieille dame.
Il se rassure dans son sourire.
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On croit pouvoir espérer, car l’état de la malade s’améliore : pendant quelques soirées déposée dans son fauteuil de rotin sur le ponton du Grand Café, transfigurée, heureuse devant la Méditerranée, elle écoute Max qui parle de son amour pour elle et de leur enfant si précieuse.
Sa petite tête blottie dans la tendresse de l’épaule de son beau-frère, frissonnante et frileuse dans ses laines malgré l’été, elle considère avec ce qui semble un certain plaisir les souvenirs qu’il lui rappelle, le cartilage friable de leur enfance dans la Cité des 1000 fleurs et leurs jeux : ce moineau délicat et fragile dans sa main.
Rien n’apparaît plus à la surface lisse de l’été de ce qui s’était un jour passé – de la grande révolte, du tourbillon des gestes et des pleurs, du drame.
Peu à peu baisse le brouhaha tout au long de la plage, les facettes aiguës des éclats de rire, le crissement de sable des cris dans l’éblouissement d’un soleil étourdissant. Une mouette sort son bec noir d’une touffe d’herbes dans la falaise. La tête de côté, elle observe le ponton où Zoé travaille sa licence de philosophie à une table solitaire.
– Ce n’est pas ce que j’ai fait de pire, dit Gisèle. Prends-en soin, Max.
Avec le soir la mer bat des vagues dans l’obscurité des pilotis et les habitués se rangent en colonne sur le ponton pour venir la saluer et lui rendre visite comme à une reine. Du rose transmute alors les joues de la reine.
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(à suivre)