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Publié par Michel Castanier

2 de couple sans barreur : Le Champion local de marche à pied – 5

5

La petite Zoé a eu dans son enfance un grand souci de l’ordre public, un curieux conservatisme. L’oncle Max avait aimé son côté vieux jeu. Il accentuait avec délectation la rigueur mo­rale de sa nièce – ce pragmatisme des enfants et des futures mères.

– Ta mère aimait à dire que les hommes ne se donnent jamais, dit-il, assis avec elle sur le ponton de Chez Max. Ils se prê­tent. En fait, je ne suis pas très sûr qu’elle aimait à le dire.

Le premier rayon de soleil traversant le feuillage des ci­tronniers qui bordent le ponton agace les yeux.

– C’est amusant, dit Zoé. Moi, ils prétendent que j’attache.

__________

Une théorie de mouettes, aux têtes en boule de neige, ali­gnées sur la falaise, avalanche suspendue, cé­nacle bruyant de commentaires, attend de gober les déchets des poubelles dans les cuisines du Grand Café.

L’eau a des petits bruits de bouche sous les planches du ponton.

– Les femmes ont tout de même des goûts étranges, dit Navarro, le marchand de scooters marins.

Le garçon de bain, Ismaël, considérant la question, a un geste imprécis qui n’a pas de signification et qui se referme sur le col d’une canette que Max lui apporte.

Crespin agite de haut en bas ses doigts joints.

– Nous sommes des Yo-Yo à leurs doigts.

Déjà le coiffeur se penche sur l’épaule du marchand pour chuchoter.

– Elles nous font payer démesurément le plaisir qu’on leur donne.

– Ah ! dit Ismaël. Comme c’est vrai !

La boite de bière écrasée dans son poing, il grogne lon­guement, et sans doute est-ce l’écho d’un souvenir pénible, mais il ne s’explique pas davantage et paraît soudain acca­blé.

– Vous n’y connaissez rien, dit Max. Il suffit d’être mufle, et vous êtes assurés de les contenter.

– Entre nous, patron, vous n’êtes pas misogyne ? dit le marchand de chichis chauds.

– Je suppose qu’il y a des femmes qui peuvent être de bons potes, mais je me méfie.

Le cafetier déplace un verre de pastis, cherchant en­suite à retrouver sa place exacte sur le comptoir – occupation dis­traite et pourtant si précise.

– À mon sens, dit-il, les hommes font toujours l’amour entre eux.

Les habitués le considèrent avec réprobation.Le patron ré­flé­chit longtemps, puis il répète à haute voix son ul­time conclu­sion, d’un air déterminé, comme pour évaluer son poids dans le silence religieux au­tour de lui.

– Je veux dire à travers les femmes.

__________

Il ne reste de la vieille Cité des 1000 fleurs que deux barres d’HLM et une aire de jeux en bé­ton, les dernières traces réfractaires en­fouies dans la vé­gétation luxueuse de la nouvelle station de bain.

La mauvaise herbe sous les vents humides et tièdes gagne de plus en plus la villa du Pendu, à l’écart de l’agitation sublunaire des terrasses de la station balnéaire. Ce qui semble une vieille clocharde veille au clair de lune. Les éclairs de chaleur vibrent par intermittences autour du figuier. Il semble que ce soit la terre obscure elle-même qui dispense ces décharges électriques.

La mère de Zoé, à la barrière du jardin, considère en silence des vo­lutes sombres qui s’enroulent à l’horizon.

Gisèle a une petite robe noire essaimée de violettes qui ne permet pas tellement de la distinguer d’une plate-bande sombre. Elle peut méditer, ou prier, ou bien elle rit : ses épaules remuent faiblement.

L’herbe folle a détruit le potager. Des joncs très hauts et des bambous craquent dans le silence. Les lampes, aména­gées dans des conques, tamisent la salle à manger où est at­tablée une famille d’estivants, discutant légèrement, sans cesse, dans un chuchotis de ruisseau. Une enfant rit ou se tait.

Le figuier sombre et bombé par-dessus la palissade est le front de quelqu’un qui se cache.

Gisèle cueille une figue et la croque.

Une large feuille tombe et recouvre comme un gant la main pâle.

__________

Bien que le phare au bout du môle soit déjà en­soleillé, la mer demeure dans la nuit lisse et pâle sous le res­sac à peine perceptible – une très faible ondulation de­vant le Grand Café qui ouvre ses portes au petit matin.

Max trouve sur le ponton Gisèle, sa belle-sœur, lo­vée sous le toit blanc d’un para­sol publicitaire oublié dans la nuit. Un instant, à ge­noux, il tâ­tonne, du bout des doigts, sur le col de la clo­charde en­dor­mie avant d’y cueillir ce qu’il cherche : une grosse touffe de cheveux, qu’il regarde avec crainte.

La mère de Zoé est si maigre, à présent : du fil de fer noué en forme de mère. Elle s’habille mal, avec des cou­leurs fantasques, et des laines trop chau­des, sans souci de la sai­son – comme si quelque chose en elle s’était désorga­nisé.

Elle est trop ner­veuse pour embrasser sa fille, et se dé­place sans cesse à son arrivée dans l'appartement de Max – cherchant sa place, absorbée, soucieuse, prenant pré­texte d’un bi­belot qu’elle re­tourne pour l’examiner avec soin ; d’un se­crétaire dont elle suit du doigt les fioritures de la ga­lerie; du petit sa­chet noué d’une ficelle argentée qu’elle ap­porte à Zoé, comme si ces mouvements n’avaient eu que ce but secret, contrai­gnant, enfin avoué : la minuscule bro­che qu'elle lui offre – un dau­phin en grain de riz.

À bout de forces, elle s’assoit sur la terrasse fleurie qui domine la sta­tion bal­néaire. Les résé­das, les bougain­vil­lées et les rési­neux forment un jar­din sus­pendu au-des­sus des jar­dins. Le vieux para­vent protège du vent du large la mère et les plantes grasses déli­cates.

L'oncle s’affaire autour du fau­teuil, re­monte l’oreiller dor­sal, dé­place une des boîtes de médica­ment, l’ouvre du bout du doigt, la re­met à sa place et remplit un verre, posé sur le guéri­don, avec de la limo­nade.

– Gisèle n’a plus sa belle fluidité, dit-il dou­cement à Zoé.

Par­fois, il embrasse longuement le front de sa belle-sœur. Le crâne nu de la ma­lade est her­méti­que et clos comme un œuf sous la lu­mière sereine des veilleu­ses. Gisèle, pour trouver la main de Max et la ca­resser, a des gestes amenuisés de très vieille dame.

Il se rassure dans son sourire.

__________

On croit pouvoir espérer, car l’état de la malade s’améliore : pendant quelques soirées dépo­sée dans son fau­teuil de rotin sur le ponton du Grand Café, trans­figu­rée, heureuse devant la Méditerranée, elle écoute Max qui parle de son amour pour elle et de leur en­fant si pré­cieuse.

Sa petite tête blottie dans la tendresse de l’épaule de son beau-frère, frissonnante et frileuse dans ses laines mal­gré l’été, elle considère avec ce qui semble un certain plaisir les souve­nirs qu’il lui rappelle, le cartilage friable de leur en­fance dans la Cité des 1000 fleurs et leurs jeux : ce moineau délicat et fra­gile dans sa main.

Rien n’apparaît plus à la sur­face lisse de l’été de ce qui s’était un jour passé – de la grande révolte, du tour­billon des gestes et des pleurs, du drame.

Peu à peu baisse le brouhaha tout au long de la plage, les facettes aiguës des éclats de rire, le crissement de sable des cris dans l’éblouissement d’un soleil étourdissant. Une mouette sort son bec noir d’une touffe d’herbes dans la fa­laise. La tête de côté, elle observe le ponton où Zoé travaille sa licence de philosophie à une table solitaire.

– Ce n’est pas ce que j’ai fait de pire, dit Gisèle. Prends-en soin, Max.

Avec le soir la mer bat des va­gues dans l’obscurité des pilo­tis et les habitués se rangent en colonne sur le ponton pour venir la saluer et lui rendre visite comme à une reine. Du rose transmute alors les joues de la reine.

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(à suivre)

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