1001 vies (335) – La Distraction
La Distraction
Ma maison est sans limites.
Le nombre des portes y est considérable, je n’ai jamais fait le calcul, mais il se pourrait – il est même sûr, pourquoi cette restriction ? de l’embarras, sans doute – qu’il y en ait plus que de salons, de communs et de chambres ; dès lors, sur quoi s’ouvrent-elles ? nul ne sait. L’architecte a disparu après son méfait sans s’expliquer. Je dis « méfait » parce qu’il n’est pas rare qu’un invité se perde dans son étrange conception.
Mes amis eux-mêmes ne s’y reconnaissent pas toujours et m’en veulent quand je les raccompagne d’une tendre pression à l’épaule. Cela s’explique sans peine : la difficulté pour quitter le charme de notre entretien est si considérable que je n’ai connu personne qui, faisant demi-tour, ne soit revenu sans guide par une porte ou l’autre – mais alors, après bien du temps, pas mal changé, comme si ma maison usait ses hôtes.
Il est arrivé que je découvre un enfant errant bien après que je l’ai invité avec d’autres, le feu d’un jeu collectif très amusant n’aura pas permis de remarquer sa sortie, et donc sa perte : il s’est égaré pour une commodité, mais n’en trahit rien et ne lève pas les yeux tandis que je reconduis amicalement le vieil homme au seuil de ma maison.
En revanche, je m’étais aperçu de l’étrange disparition d’une femme, son couvert est resté longtemps sur notre table ; je l’ai recherchée, au risque de me perdre, ou parfois, me rappelant son existence, je me précipitais de tous côtés. En vain. Quand je l’eus retrouvée – absolument par hasard – il me sembla que son visage n’était pas tout à fait celui que j’avais connu. Elle ne me fit aucun reproche mais refusa la collation que je lui proposais à son départ, car je la trouvais tout de même un peu amaigrie – ou avait-elle été toujours si maigre ?