JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 1001 vies (417) : 3 juin
3 juin
Je n’avais plus mis les mains dans mes poches depuis longtemps. Cette observation serait parfaitement insignifiante, et tout au plus ne concernerait que moi, si elle ne trahissait une immense perte de confiance. La posture de l’homme qui va les mains dans ses belles poches est caractéristique d’une société paisible et confortable. Ce n’est pas sous les bombes qu’on se promène. Je cherchai quelque temps un passant dans cette situation et non seulement il n’y en eut pas mais je n’en avais pas remarqué depuis longtemps, même chez ceux qui avaient la présomption de ne porter aucun masque. La défiance entre nous était plus grande que je ne l’avais cru, cela me redonna espoir, la ville était aux aguets et une ville en éveil a des chances de survivre.
Je dus alors m’asseoir sur un des bancs du canal, après l’avoir désinfecté, car j’étais entré dans de vastes considérations et cela me fatigue toujours un peu. Qu’est-ce qu’on a dans les poches, exactement ? Pour la plupart des cailloux. Ou on n’en sait rien.
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J’étais étrangement triste ce jour-là. Je venais d’apprendre qu’un peintre régional avait traversé la lumière. Il reposait dans le tombeau familial sous l’épitaphe vini vidi dans le seul combat qui vaille : la lutte contre le mauvais goût de notre époque. La vraie peinture lave le regard.
Le cher homme avait toujours vécu les poches retournées et j’aimais cette insouciance. Sinon, le « faire artiste » était une bonne couverture sociale ou un petit vélo. Pour ma part, j’avais mes poches percées.
J’expliquai à mes souliers manquer trop du sens de la culpabilité pour être profond. Ils m’approuvèrent : selon eux, un prêtre m’aurait chassé du confessionnal, un psychanalyste échangerait nos places. Je ne me levais pas chaque matin que Dieu fait, courbé sous le poids du monde. Avec une tranquille assurance je manquais totalement d’humilité, ce qui est le propre des enfances heureuses, le monde leur est dû. À raison, dirent mes souliers.
Très tôt, j’avais été un garçon facile, chercher un sens à ma vie m’aurait alourdi. Je préférais lui faire les poches. L’existence était superficielle, une simple surface miroitante, du strass, de la fantaisie, un piercing à mon nez, elle était brillante, elle était du toc. Passant un doigt le long de l’anneau de Moebius de la vie et de la mort, je cultivais en secret un petit côté gothique insoupçonnable chez moi. J’estimais esthétique la décomposition du corps par cet Art de l’extravagance que sont les jeux du hasard et des contingences de l’Évolution – de Tyrannosaurus Rex à Marylin Monroe et de musca domestica à Donald Trump. La décomposition rêve les futures générations.
Il était temps d’aller où mes souliers me mèneraient. Je quittai le canal, les mains dans mes poches trouées.