À l’emporte-vie – Livre bleu de minuit 4

Livre bleu de minuit

Richard Vagnier écrivait pour être connu, ce qui n’aurait rien d’anormal, s’il n’avait pour but que d’être connu de Liv Ullmann.

L’actrice elle-même n’ayant eu d’autre raison de s’élever au-dessus de l’anonymat que d’être remarquée par Vagnier, il ne pouvait faire moins que d’être publié internationalement afin qu’elle ait l’émotion de le « reconnaître » (disait-il, frémissant) et vienne à son bureau au 5 de la rue Sébastien-Bottin des édi­tions Gallimard quand il y siégerait.

Chaque année, le soir de l’anniversaire de la comédienne, Vagnier conviait tous ses amis chez lui. Les invités déposaient cérémonieusement leurs cadeaux sur le piano, Richard ne les ouvrait jamais, ce serait une fête pour Liv de les découvrir avec ravissement et de les déballer dans des cris de joie. La table était mise dans un alignement de ménagère en porcelaine et inox,

le nom de Liv inscrit en pleins et déliés sur une carte de visite,

devant l’assiette qui lui était dédiée en bout de table,

décorée de fleurs inconnues sur terre comme au ciel,

le carton précieux bleu de minuit appuyé au cristal de Bohème d’un verre à vin que le maître de maison remplissait à demi de Saint-Emilion au début du repas.

On banquetait jusqu’à tard dans la nuit.

Une chaise demeurait vide.

Lorsque on quittait l’appartement dans un murmure de réflexions attendries, il n’était pas rare qu’un nouveau venu demande s’il fallait appeler l’exorciste. L’indélicat ne serait pas longtemps des amis de Vagnier. Ils aimaient cette entreprise à la fois impressionnante et dérisoire qui pouvait passer pour suici­daire et ils respectaient leur grand ami qui avait quelque chose d’une autruche qui se cache la tête dans l’absolu.

…

« Nous avons oublié la merveilleuse époque homérique où, dans chaque mendiant apparu au seuil de notre palais, se cher­chait le dieu », je disais avec tendresse à mon psychanalyste.

[à suivre]