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Publié par Michel Castanier

Protée (2)

 

Des herbes folles pliaient sous une légère brise. Les chats se sentaient chez eux au cimetière. De temps à autre un TGV rou­lait par le via­duc au-dessus des sépultures et donnait l’heure. Des visages aux vitres fuyantes nous regardaient. Notre équipe de pétanque était réunie en demi-cercle sans ses boules devant la tombe, ouverte comme une fracture osseuse par un tremble­ment de terre infime. Mosh avait l’honneur de rédiger l’éloge de Beck, écrivain mondialement connu dans le quartier et son voisin d’un étage à l’autre depuis quarante-cinq ans. Un beau dis­cours d’adieu qu’on porte comme un enfant dans ses bras – avec euphorie et délice sensuel – ne peut être qu’un peu d’air frais sur cette terre de désolation.

 

______

 

« Fils d’un veil­leur de nuit, tchèque blanc naturalisé, et d’une actrice de music-hall créole, l’enfant est né à une époque où il était impen­sable de paraître sans cra­vate à la télévision et où (rien à voir, mais toute vie est incohé­rente) les goals étaient des portiers – comme le disaient le bon président Mitterrand : souvenez-vous, ils avaient une casquette, des gants de cuir, un fort accent russe et des jambes en caout­chouc. »

Voilà Beck évoqué, croqué, et croqué à jamais, réduit à garder les buts

– deux cailloux –

au fin fond d’un terrain vague. Une hirondelle gazouillait longuement. Un chat noir derrière un rang d’asphodèles, attendait. L’appel resta sans réponse. – L’appât et le chasseur ? Un couple de criminels d’un nouveau genre ?

« Beaucoup d’hommes de petite taille ont cette étrange propension à dominer le monde (leur entou­rage) comme s’ils demeuraient, dans un uni­vers d’adultes, des gamins aux talons compensés. César, Tamerlan, Gengis Khan, Napoléon, Hitler, Beck. Mon voisin, qui se voulait le plus grand écrivain du siècle, comme tout le monde, commençait très habi­lement par être représentant de commerce d’une maison d’édition, il l’était toujours. Je n’ai pas eu de ces astuces quand, autre­fois, par­fois, jadis, j’avais rêvé, un peu, un petit peu, passons. Très apprécié des dames dans sa jeunesse, notre ami avait cultivé un cer­tain dandysme que je quali­fierai de provin­cial. Il n’était pas mauvais homme, il était ennuyeux. J’ai pas mal dîné avec lui et Ukulélé avant notre divorce : très prof de lycée sinon mandarin, Beck discourait. De lit­térature, à laquelle il ne comprenait rien. »

Mosh – rouquin sans envergure bien que de haute taille – avait relevé les yeux des feuillets qu’il plaçait l’un derrière l’autre à mesure de sa lecture. Son regard était intense – d’un éclat lumineux presque mouillé à force d’intensité – mais indé­finissable. Nous écoutions, bien sages. Le chat bondit dans un fracas de buissons – d’où s’ensuivit un glapissement.

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Résumons.

Beck s’était marié pour voir l’effet que ça fait d’être mal­heureux et avoir enfin un sujet, mais bien sûr il avait échoué à réécrire les douceâtres hor­reurs conjugales d’Anna Karénine. Son épouse alcoolique

– du genre haricot sauteur –

l’y aidait pourtant passionnément. À sa jalousie indiscrète, à ses sautes d’humeur sans cause, à sa curiosité malsaine pour les fugues de Lulu, ainsi qu’il l’appelait, aux res­sassements des frustrations qui s’ensuivaient (mais n’est-ce pas le fonds de commerce du romancier ?) Ukulélé – car c’était elle – répondait imperturbable­ment « Mange, mon bébé », ainsi qu’un Témoin de Jehova, interrogé par ses enfants per­plexes, répond à toutes les demandes d’explication du monde « Dieu y pourvoira »

– ce qui les laisse sur le bord du chemin de la Connaissance, à deux pas du bord effroyable d’une Terre plate.

Préci­sons pour les plaisirs désuets du portrait littéraire que le grand auteur maudit avait entre les jambes

– d’après les confidences alcoolisées d’Ukulélé entre deux paliers de l’immeuble commun –

un cep de vigne noueux qu’elle n’avait pas espéré en dessous d’un visage aussi fin, civi­lisé (glai­reux, avait dit le père de la mariée). Une étude d’œnologie absorba quelque temps Lulu

– élevage, conditionnement, dégustation –

autant que le ferait pour la passion de l’anthropologue la décou­verte d’un fossile du tigre à dent de sabre dans les sables tamisés d’une extrême civilité, du moins d’après ses confi­dences d’esca­lier entre deux cerises à l’eau-de-vie. L’affaire appe­lée mariage s’ankylosa, purula, racornit

– jusqu’à ce qu’Ukulélé (au grand soulagement de Mosh) disparaisse avec les caniches savants et le dompteur marocain d’un petit cirque itiné­rant. 

 

 

[à suivre]

 

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