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Publié par Michel Castanier

Athanor et dépendances

 

Je ployais sous ma responsabilité littéraire, quand Séraphin Mignon, avocat conseil, surgit d’entre les lignes, inopiné selon sa chère habitude. Il avait à me parler de la condition humaine du vieillard, mon sujet étant ce qu’il est – et quel meilleur exemple que lui-même aurait-il donné ? Il ne tint aucun compte d’un geste de lassitude ou d’impatience que certains lecteurs parmi les plus jeunes partageront sans doute, ne s’estimant pas très concernés, à tort, ces malheureux ne peuvent s’enfuir de pages tellement addictives où doubler la dose est, certes, revivifier l’intérêt mais aussi en renflouer la toxicité – ce qui s’appelle, après tout, vivre et donc vieillir, depuis à peu près le berceau.

« Comment être à l’aise quand on est soumis au regard d’un étranger qui vous observe sans la moindre aménité vous raser au reflet du miroir ou passer avec nonchalance dans les vitrines de la ville ou vous y refléter derrière votre déambulateur interminablement. Voilà qui déconcerte trop, on manque se couper la gorge avec son rasoir, ou rouler distraitement sous un bus, ou tomber avec le déambulateur dans une bouche d’égout.

– De quoi parlons-nous ?

– Nous parlons de mon visage, bien sûr. »

J’ai cherché à fermer sur Séraphin Mignon mon carnet de notes préparatoires à la Saison inquiète, mais il était bien plus fort que moi, il est connu qu’un personnage, s’il est réussi, acquiert une telle solidité et une cohérence si raffinée que son indépendance mène par le bout du nez le pauvre auteur de ses jours à ses propres fins .

Il s'impose à ma table, désigne mon carnet en moleskine rouge camélias du Japon que je veux cacher aussitôt dans une poche, mais il retient farouchement mon bras.

« Quand puis-je espérer que vous en finissiez avec tant de désordre et de laisser-aller ?

– J’en conviens. C’est un de mes gros défauts, cette absence de caractérisation, mais figurez-vous, cher maître, depuis l’invention du cinématographe nous ne vivons plus dans les bibliothèques municipales du vingtième siècle et leur goût désuet pour le portrait littéraire, l’anatomie des mobiliers et d’interminables relevés topographiques. »

Séraphin Mignon renifle avec une sorte d’âpreté pour manifester son désaccord et, bien sûr, il insiste, n’accordant aucun intérêt à mes objections.

« C’est mon visage qui me crée le plus de soucis, figurez-vous, si j’ose dire. Je ne suis pas d’accord avec lui. Ce n’est pas le mien. Un visage m’a été imposé de l’extérieur. Il ne correspond pas au visage qui est à l’intérieur de mon visage.

– Je ne vous suis pas très bien.

Ce matin, au réveil, une pauvre figure m’a regardé depuis le miroir de la salle de bain et nous ne nous sommes pas reconnus. Que s’était-il passé ? Qui m’avait changé de tête ? Par quel tour de passe-passe odieux ?

– L’âge peut-être ? …

– Il y aurait eu tant de choix ! Ou plutôt non, ne cédons sur rien. J’avais un visage et qui me représentait dans le monde. J’y tenais. C’était celui-là ou rien.

– Nous n’en sommes plus là, maître. La psychologie a eu ses avancées, modestes mais parfois justes. Une certaine physio­nomie ajustée à la personnalité n’est plus de mode, il faut s’y faire, il faut accepter d’avoir un physique peu sûr, flottant.

– Je réclame ma figure à qui de droit. Je ne sais pas qui est qui de droit, si ce n’est vous, mais je le saurai. Je fais des recherches intenses. Je crie dans les rues ! J’appelle ! Au secours ! Un coyote m’a dévoré la face !

– Un coyote ? 

– Vous-même ! »

L’avocat s’est levé, il trépigne, agite les bras, donne des coups de pied dans ma chaise, son poing me menace.

« Qu’avez-vous fait de mon visage ? »

J’aurais eu bien des explications à lui donner, que je vous épargne. Quoi de plus ennuyeux qu’un alchimiste à sa pierre philosophale vous expliquant les méandres de la transmutation d’un bas métal en or ? J’ai enfin le dessus sur mon carnet de notes et le claque comme une gifle, m’enquiert de l’attention du serveur et lui réclame l’addition.

 

[à suivre]

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