Une saison inquiète II – Des nouvelles de la mélancolie (21)
Alzheimer mon amour – 4
Alors que quelqu’un lui disait Ça va ? à son entrée dans la pâtisserie, ôtant son chapeau trempé par la récente averse, la pâtissière remarquait qu’« oncle Alzheimer, il engueule tout le monde » et l’autre pâtissière (elles étaient coude à coude derrière le comptoir) qu’en revanche « tante Alzheimer, elle rit tout le temps ». C’est ainsi, grâce à la corde à nœud de la société et de l’antéposition, dont chacun de ces êtres affables étaient les nœuds, que Malassis s’est retrouvé par une matinée de confusion mentale et de tristesse infinie remonter à la surface de lui-même avec son millefeuille à la main.
Il me dit alors – le dégustant feuille à feuille sur son banc favori dans le square Antonin où j’étais resté pour regarder jouer aux boules – qu’au fait c’était une idée, Alzheimer. Il s'oublierait, oublierait les problèmes de successions familiales et s’oubliant il oublierait la rousse diabolique,
aussi mélodramatique que cela soit, mais au fond de son cœur n’est-on pas farouchement mélodramatique ?
Lui l'ami du Code pénal, des mots exacts, des mots concrets, des précisions méticuleuses de la Loi, il oublierait les normes juridiques et les actes réglementaires, lui le monsieur Loyal du grand cirque des événements de son Étude il les égarerait,
peu à peu cette mort par la mémoire ce décès dans l'oubli ne manqueront pas d'intérêt, Alzheimer ce serait en somme du bon sens,
il avait cru revivre avec cette idiote toute rousse, l’a-t-il assez dit ?
erreur dramatique
on connaît le regain des forces vives qui précède l'agonie le redoux logé au cœur de l'hiver la nostalgie centuplée,
ironie délicate de Dieu ultime farce du vieux gagman,
les souvenirs lui manqueront si peu de souvenirs aimables cette dissolution l'attire cette solution il ne se verra pas mourir,
les mots lui manquant les mots lui manquant pour dire l’amour les mots lui manquant Blanche ne lui manquera plus
elle viendrait à passer devant son banc sous le salut intemporel de la statue d’Antonin le Pieux il la regarderait avec curiosité, sans émotion, sans passion, sans joie,
peut-être transverbéré par une peur vague et sans cause discernable,
ce sera sa faute sa faute à elle sa plus grande faute à cette inconnue toute rousse à force à force à force de l’oublier il finirait par s’oublier lui-même fatale imprudence
où sans doute tomber dans la blancheur de la marge de ses Mémoires.
« Alzheimer mon amour ! s’écrie-t-il, invoquant de ses petits bras levés le passage oublieux des nuages.
Il ferme les yeux, y réfléchit, en ouvre un pour me considérer avec stupeur.
« Cependant, je me regretterai. »
[à suivre]