Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Michel Castanier

 

Alzheimer mon amour – 3

 

Il avait plu et j’avais recueilli le notaire sous mon parapluie où il eut quelque chose d’un moineau au nid ; les bancs du square étaient humides et les vieux habitués désemparés, du moins ceux qui n’avaient pas eu la pré­caution d’acheter un journal ou l’autre pour le plier en quatre sous leur derrière, seul usage qu’ils leur trouvaient depuis qu’ils étaient revenus de tout. À la première séance d’un film pour lofts parisiens un parterre de parapluies avait poussé devant le cinéma Odéon, rue Sophie Cuvelier, sous un débat cinéphilique de gouttes. Il y a bien longtemps que Sylvain Malassis ne va plus voir de films, il ne visionne à la tv que des films ani­maliers, il souffre moins. Il pas­sait donc par là, me disait-il, croyant lui avoir trouvé toutes les justifica­tions. Ses Mémoires d’officier public n’épuiseront jamais l’Énigme : comment Blanche a-t-elle pu maltraiter ce qu’ils vivaient ? Après la signature du contrat de divorce à son bureau douillet, rieurs dans les larges fauteuils de cuir roux du bel hôtel Impérator où se fêtait l’heureuse conclusion – être passé en un tour de main de tant de bonheur clair et joyeux – avoir glissé de l’entente délicate à ce désarroi et à cette souf­france l’a abîmé dans ce qu’il tolère le moins au monde : la confusion dans les classe­ments ordonnés, la rigueur et l’harmonie d’une Étude notariale. Il cherchait en lui des réponses qui le condamnaient mais qui fussent au moins des explica­tions. Elles n’expliquaient pas tout. Pas plus que les jus­tifications qu’il trouvait à Blanche.

Cette sidéra­tion où l’a laissé sa fuite – cet oubli progressif, inexorable, cette vague reconnaissance parfois au détour d'un coin de rue – cette stupeur lui durera jusqu’à sa mort, quoi qu’il vive entre­temps, et ce sera si peu, quelques pages barbouillées comme il se dit d’un cœur au bord de la nau­sée : ses Mémoires. Cette fracture au cœur est un moment de l’existence notariale qui s’est immobilisé en plein vol

– comme un personnage de dessin animé passe le bord d’une falaise et poursuit un instant sa course –

cet instant affolé où elle ne l’a plus reconnue en sortant de l’église au bras de son nouveau mari sous les hourras et les jets de cotillons, Malassis n’en est jamais retombé. Dou­lou­reusement grotesque pour l’éternité.

C’est avec une vaste amer­tume qu’il chérit ce qui lui reste de Blanche : l’image enfantine de cette chute intemporelle. D’ailleurs, c’est si vrai qu’il continue d’en parler à nos amis aux terrasses de la ville malgré son absence et son silence, il parle dans le vide. Qui irait l’écouter vraiment ? C’est le défaut de sens – le manque ver­tigineux d’éclaircissement – qui anime par impul­sions ces appels de corne de brume du fond du brouil­lard – ces aboiements de chien malheureux qui font fuir des volées de moineaux à la terrasse de l’Horloge.

______

 

Ce sont bien sûr des faiblesses qui tiennent à la solitude, qui sont pernicieuses et qu’on doit se refuser. Il y va de sa santé. Il m’apprend avancer précaution­neusement en lui-même, avec des lenteurs de convalescent. Il ne veut pas être triste. Il ne veut plus souf­frir. Il n’acceptera pas – et il frappe du poing farouchement l’écritoire vert concombre de son bureau Empire alors que nous buvons un thé au jasmin servi par sa gouvernante – que le moindre instant se perde en mélancolie. Il lui semble que son pas s’est affermi quand il quitte l’Étude pour s’acheter un bon millefeuille à la pâtisserie Noailles : et marchant enfin de bon cœur, en quelque sorte, de plus en plus il m’entretient plus tranquillement, plus diversement, de choses et d’autres, innocentes

– peaufiner,

se répliquer,

s’amuser,

se promener dans sa pensée d‘un pas posé,

ne plus réclamer.

Revenir enfin à soi comme un ballon d’enfant que rien ne peut couler, qui refait surface, que l’eau dandine, flottant comme un léger rire, et l’heureuse conclusion de tant d’apesanteur sera à nouveau une activité permanente sans but particulier : une vie responsable.

Il me regarde soudain avec stupeur et ne paraît pas me reconnaître. De la pluie tombe entre nous. Elle passe sans s’attarder.

 

 

[à suivre]

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article