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Publié par Michel Castanier

Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : une leçon de géographie – 4

Une formidable Idée de notre guide

Ulysse, au cours de son premier voyage initiatique aux confins des terres habitées, n’a eu au­cun moyen d’établir un re­levé de son itinéraire, et nous devons nous fier à des notes géographiques parfois ap­proximati­ves. Des carto­gra­phes sont en­voyés pour déli­mi­ter la pé­riphé­rie de notre problème. Des rele­vés plus précis sont éta­blis par les ar­pen­teurs, an­no­tés, ran­gés sous cof­fre après consul­ta­tion. La virtuo­sité de ces éclai­reurs de l’Invisible n’a pas de li­mi­tes. Nous avons bientôt une bonne base de don­nées et une idée pré­cise des moyens à mettre en œu­vre.

– Toutefois, il y a un petit problème.

Le génial géographe, au re­tour de l’Expédi­tion Ptolémée, s’était assis à même la piste pour s’adosser à son sac de sport, sans doute épuisé par les émotions de son étonnant voyage. Après avoir longuement fermé les yeux, il se pencha et il écrivit du doigt dans la sciure.

– J’ai beau­coup ré­fléchi pen­dant mon ab­sence.

– Je n’en doute pas, dit le régisseur.

De la sciure se prit aux joues du voyageur quand il les gratta d’un air absorbé.

– Il est peu probable que l’Humanité perçoive ai­sé­ment l’intérêt et les conséquences de notre pensée.

Notre mer­veilleux directeur sourit tristement à cette idée. Il de­meura long­temps silencieux, l’impres­sionnante ramure de sa ré­flexion alour­die par une pensée qui mûris­sait.

– Il faut être absolu­ment moderne.

L’intelligence du professeur Style s’ouvrit comme une main.

– Nous allons créer un petit cercle d’explorateurs, mes doux amis.

Vie sage d’Ornicar

1

La Tradition rapporte – chose très extraordinaire – que la fameuse athlète Irina Karaguiosoff, la mère d’Ornicar, après une gestation de quatre-vingt-dix-neuf ans qui dé­passe l’entendement, lui donne nais­sance dans l’état où nous l’avons toujours connu.

Il pa­raît à la sage-femme aussi vieux que l’univers. Il a le vi­sage si ridé que, de mémoire de vétérans du Grand Cirque Étonnant, on n’a ja­mais vu ses yeux. Sur quoi, Irina considère longuement son fils. Assou­plisse­ments, flexions et ré­flexions, elle con­fie le problème aux Ressources humaines, quitte la mater­nité pour l’Allemagne de l’Est, et personne ne la re­voit plus.

La Tradition ajoute que les pre­miers mots de l’enfant, dès sa naissance, furent : « Je serai président ! » et que, sans la moindre hésitation, il avait dé­signé un panneau publicitaire van­tant des ré­glisses Ornicar devant la ma­ternité : « Ce sera mon nom ! »

On croit d’abord qu’il rajeunira, il ne vieillit pas non plus, il demeure stationnaire, très âgé, infiniment respec­ta­ble, et il tient des propos confus qu’on suppose prophétiques, donne des conseils à profusion, mais l’époque n’a au­cun goût pour ce qui est ancien.

Il est présenté au public comme notre Grand Ancêtre My­thique, cette manipulation ne trompe personne : il est an­cien, certes, mais « comme un vieux fond de White Spirit sorti d’un placard de ran­gement où il au­rait eu des conver­sa­tions mélan­coli­ques avec un manche à balai oublié sur une éta­gère », ainsi que le déclara le DRH, Harold Pressburger, assez découragé.

Sur décision de l’Autorité suprême dans sa grande bonté, Ornicar est alors nommé Président.

– Et je suis président de quoi ? demande-t-il, dans sa tenue de Prési­dent en frac vert épinard, le plus sou­vent ac­coudé sur son balai au mi­lieu du grand chapiteau.

2

Ornicar ne quitte de sa vie les environs des activi­tés de la piste ocre : plates-formes pivotantes, pay­sages à mani­velle, scènes mo­biles, son Dolby, machines vo­lantes, appari­tions dans le ciel, trappes, illuminations des té­nèbres, ton­nerres et ma­chi­nes à vent, à fumée, à pluie, à nuages. – Et, par­fois, l’apparition d’un dieu en bleu de travail qui des­cend des cintres sous l’aspect de la fée Electricité.

C’est comme dans la vie.

– Pourquoi que je mourrais si tout est faux ? dit Orni­car d'un air désabusé, le plus sou­vent accoudé sur son balai au mi­lieu du cercle de sciure du chapiteau.

12 gradins, la fosse à orchestre et le tapis de piste disparaissent successivement.

Sont ensuite escamotés les trapèzes, le filet, la corde lisse, le câble du funambule, les projecteurs, la sono, l’entrée des ar­tistes, les mâts, les poteaux et les vergues du chapiteau et le chapiteau.

Vient le tour de la malle à double fond, de la malle des Indes, d’un monocycle à perchoir, de douze ballons pailletés, des battes de base-ball jonglables, des massues lumineuses, des frissons et des rires, d’un gobelet.

– Où qu’il est passé, demande Ornicar, ce putain de cirque ?

Il tourne longtemps sur lui-même, traînant après lui dans la poussière ce qui reste du Grand Cirque Étonnant : son balai de crin qu’il serre énergiquement.

Cela se passe peu avant l’étrange disparition de cet homme sage et confiant.

3

Les trente-trois fenêtres du Cercle des Explorateurs Enthou­siastes donnent sur le petit port de Rose-les-flots, au 14 du quai Auguste-Comte. La salle de conférence Scott-Amundsen s’ouvre sur le charmant jardin intérieur d’un patio. L’héritier de l’auguste dynastie des Style a toutefois conservé des témoins privilégiés de l’honorabilité de ses Comptoirs historiques.

Les ressources du vieux cirque – la roulotte de la Genèse, le bestiaire exotique de l’Arche et les collections, répartis dans les Salons d’exposition au rez-de-chaussée et dans les sous-sols – sont un emblème héraldique sur l’écusson du célèbre logo familial et une publicité pas négligeable. Harold Pressburger, émigrant américain et le responsable des Ressources humaines, a eu toutefois fort à faire pour enrôler, selon la bienveillante volonté de Style, l’ensemble de nos Phénomènes dans le cadre d’un programme de réinsertion des plus délicats.

Il est indispensable de préparer l’Humanité à quelques idées simples mais gran­dioses. Au lieu et place des affiches publicitaires des Hypermarchés, des talcs de bébé et des tampons pour petite fuite dans le paysage urbain comme en milieu agricole, on trouve un peu partout dans les réseaux de trans­port comme aux arceaux des ponts par-dessus les autoroutes et dans les triptyques urbains Decaux, Dauphin et Giraudy le célèbre slogan du Cercle des Explorateurs Enthou­siastes :

LA TERRE EST PLATE COMME UNE PIECE DE MONNAIE

Ceci fait, le président du Cercle des Explorateurs Enthousiastes se tourne vers l’Assemblée, rangée dans la salle de conférence.

– Ainsi, tout est on ne peut mieux.

L’Assemblée aurait dû considérer comme un grave aver­tis­se­ment que tout soit on ne peut mieux.

#série littéraire #fiction mystérieuse

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