Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : Les Quais de l’Invisible – 4
Témoignage Mohamed
1
La lanterne du soleil en bout de môle trace une ultime ligne de lumière sur la promenade de la jetée. Le mur d’un des quais reflète des auréoles qui ondulent. Mohamed, migrant syrien, qui passe par là, est dans le chantier naval où il traite quelque affaire avec un vieux chinois de Taiwan, quartier-maître du pétrolier Annabel Lee, quand il attire l’attention de la gendarmerie. Les deux hommes sont saisis d’une de ces paniques sans cause véritable qui secouent spontanément les foules et que rien ne peut contrôler. Chun San est suffisamment petit pour s’éclipser derrière une pile de bidons de kérosène. Mohamed n’a pas cette chance – et tombe dans l’eau du port.
Alourdi par le poids excessif de la Kalachnikov dans son sac et victime d’une grave apnée, le cerveau congestionné, il tarde à remonter en compagnie de deux gendarmes ; gagne la terre ferme par paliers de décompression successifs ; aspire largement l’air ambiant, mieux oxygéné, d’un aimable entretien avec la maréchaussée.
– Moi pas comprendre.
2
Le soir même, il raconte son histoire non sans réserve, le dos tourné, triturant son menton en galoche devant l’assistance dubitative, groupée autour du petit feu où cuisent des sardines, dans le bidonville d’un terrain vague.
– Figurez-vos que la gendarmerie était décorée de fresques de païennes énamourées dans des poses languides. Les bureaux crépis de lait de chaux ruinés et refroidis par l'obscurité de la végétation des origines. Le tendre parfum des rosiers baignait les cellules ouvertes à tous les vents.
Un murmure chaleureux parcourt l’assistance.
– Les gendarmes, assis devant leurs machines à écrire dans les bureaux, avaient sous leur képi une sorte de moumoute de gazon – tant la luxuriance de l’écosphère chez ces gens est grande. En entrant chez le maréchal-chef des logis avec mes deux gardiens, j’ai dû me faufiler derrière une créature en armure, ses gantelets de fer croisés sur une immense épée, fichée dans le sol qui s’est craquelé sous le choc. Le Croisé était de si haute taille que personne n’aurait pu lui taper le dos affectueusement, et si majestueux que personne au monde n'aurait songé à le faire. Le maréchal-chef des logis, sans rien remarquer de particulier, était assis sur un trône d’or pur, à côté d’un faisceau de lances en bronze appuyé aux marches. Vous connaissez mon don pour les langues. " Mon ami le docteur Fu Manchu est un marchand d’air conditionné et de climatiseurs, ai-je expliqué. Nous nous sommes connus au Karakorum, sur le glacier du Panmah où nous faisions de l’alpinisme. Quel dommage que vos hommes lui aient fait si peur ! " L’aimable roumi en convint volontiers et nous allâmes boire de concert avec le Croisé et quelques Infidèles des cratères d’ambroisie au Bar du PMU. Une douce torpeur nous gagna.
Ayant tenu ces propos étonnants, Mohamed se gratte furieusement le crâne. Il donne l’impression d’y avoir un millier de poux ou d’idées moroses.
– Vous n’apprendrez pas sans intérêt … poursuit-il, de plus en plus exalté.
Témoignage Cahin Caha
1
Grands amateurs de musique concrète, équipés du dernier cri de la microélectronique de l’espionnage, Cahin et Caha se sont proposé d’enregistrer la mélodie des vagues, les désaccords des mouettes et le chant des sirènes de chaluts au sommet de la falaise abrupte où niche le cimetière de Rose-les-flots.
Ils nous reviennent sous grand vent, par un chemin escarpé, d’un lieu (un délicat buisson de myrtilles) qui, selon eux, brille comme une perle de verre au soleil. Ils boitent, couverts de ronces et, de plus, gravement brûlés au bout du nez.
– Il est possible …
– Oui, c’est fort possible.
– Il est possible que nous ayons entendu ...
– C’est ce que je disais.
Ce qu’ils ont vécu dépasse l’entendement. Ils n’en disent pas plus, bafouillant à propos de musique des sphères et d’une colonne de nuées en feu, mais rien ne les arrête, à en juger par leurs lunettes de soleil et les litres d’écran total quand ils remontent dès le lendemain par le chemin de la falaise, trainant avec peine un lourd matériel d’écoute.
2
C’est la fiancée d'un pêcheur local – jeune et jolie indigène – qui découvre le drame dans une chapelle du cimetière où elle va porter un ex-voto. L’autel sent le roussi. Une vapeur de cocotte-minute se mêle à la poussière en suspension dans les rayons lumineux des vitraux. Le maréchal-chef des logis, discrètement alerté, ôte les lunettes de soleil de Cahin et Caha.
Il est incontestable qu’ils auraient été d’excellents frères siamois, s’il n’avait été complètement schizoïde.
Le visage immobile de ce grand malade est zébré de rayures roses et cloquées. Les yeux ébouillantés.
Le gendarme allume à tout hasard deux cierges dans la chapelle au-dessus des toits bleus et roses et des mouettes. Le Christ a des mains très belles, blanches, avec un fin réseau de jolies veines bleues. Des bateaux de pêche allumés comme des lumignons glissent hors du port et flottent derrière les vitraux.
La bande-son du magnétophone, avant de s’autodétruire, ne révèle qu’une suite de crachotements et ce qui semble la détonation d’un avion à réaction passant le mur du son. Notre aumônier, mis au courant, demeure sur la réserve dans cette affaire délicate, le Vatican n’ayant qu’un goût restreint pour les excentricités mystiques, et, comme à l’accoutumée, nous n’en saurons jamais plus.
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