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Publié par Michel Castanier

Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : Les Quais de l’Invisible – 7

Intéressante contribution du père Gilles.

1

À ceux de nos explorateurs qui ne voient tou­jours rien et qui doutent de leurs sens le président di­t, avec alacrité :

– Ce n’est pas ce que je demande. Doutez de vos sens et vous ver­rez.

C’est sur ces mots extraordinaires que le père Gilles, notre aumônier, ac­court. Il est ac­compa­gné d’un oi­seau qui a une odeur poi­vrée, une pe­tite touffe blanche sur le front et une goutte d’or dans l’œil droit. A la vue du colibri, madame Lolotte, la femme-py­thon, se dé­ve­loppe aus­si­tôt hors de son pa­nier, vive­ment in­téres­sée. Le prêtre a les yeux fiévreux, le front chaud et ses lu­nettes de tra­vers sur le nez.

– Notre mer­veil­leux président a raison ! Ce sublime gé­nie a la vue claire des pê­cheurs d’éponge ! Grâce à sa méthode nous avons à pré­sent des amis là-bas ou ici-bas ou comme vous voudrez. De vrais, de grands amis !

Ainsi assure-t-il, essuyant ses grosses lunettes em­buées avec un pan de la chemise du président, qu’il a eu un entre­tien fort intéres­sant avec l’oiseau qui niche sur le toit de sa cage dans la loge de madame Bonnard, sise 6 de la rue Montebourg. On veut bien, examinant le co­li­bri avec ré­serve, lui faire confiance.

– Vous cherchez des Créatures Extraordinaires, non ? dit l’oiseau.

– Seriez-vous vous-même … ?

– Mais pas du tout. Ou si peu. Laissons cela (la pru­nelle jaune papillonne éper­dument sous sa paupière).

Ulysse tapote avec affection la tête du père Gilles. À ceux des explorateurs qui doutent de leurs sens et qui ne voient tou­jours rien il dit bientôt, avec ala­crité :

– Ce n’est pas ce que nous de­mandons. Soyez comme des en­fants et vous ver­rez.

Et à l’aumônier, il dit :

– Attends-là. Nous allons chercher ton baise-en-ville.

Le professeur ramène personnellement du réfectoire une brique de lait, trois barres de cho­colat sur­vitami­né et un sandwich aux con­combres sous un film en plas­tique, en gar­nit une mu­sette d’un tour de main, la place sur l’épaule du petit prêtre, as­su­rant bien la cour­roie, et il lui ten­d un bâton de marche.

– Et maintenant, en route pour les Intervalles incer­tains des Contrées intermédiaires au monde connu !

– Où ?

– Tu es le mieux à même de voir des êtres surnaturels. Nous comp­tons sur toi.

Cet homme exceptionnel soulève par le col de sa veste le can­dide jésuite, comme si c’était l’anse d’une valise, pour lui faire un bi­sou sur la joue.

2

– Ce n’est pas un homme : c’est un cauchemar, dit le père Gilles à son colibri en sor­tant du Cercle. Que Dieu me pardonne ! ajoute-t-il (signe de croix) avant de s’engager dans l’esplanade, via le châ­teau d’eau, passant de­vant l’ancre gi­gan­tes­que du rond-point et ses quarante-huit bou­lets de ca­non em­pi­lés en forme de pyra­mide.

La petite expédition – l’oiseau miraculeux en tête – dé­passe la salle polyvalente du gym­nase ; elle franchit le pont mo­bile du grau et sa chaus­sée de planches. Le père Gilles tient d’une main ferme son bâ­ton de marche. De temps à au­tre, depuis peu, ces non-êtres pro­di­gieux dont l’incomparable penseur avait eu la vi­sion pro­phétique fi­lent sous les nuages avec des mouve­ments de nageur de crawl.

– Celui-ci, comment l’appellerons-nous, papa Gilles ?

– Une … Chimère ?

– Moi, je veux bien, pépie le colibri, très satisfait. Nous l’appellerons chimère et nous en serons très heureux (la goutte d'or dans sa prunelle acquiert la dimen­sion d'un jaune d’œuf).

Les pistes sont à présent substan­tielles et ce qui s’ensuit de contrées étonnantes émerveil­le le prêtre. Des algues en sus­pension et des bancs d’herbes aé­rien­nes fris­son­nent. Un courant anime la mousse qui ver­dit l’air. Une source d’eau douce coule – mysté­rieusement et sans fin – par le por­tique de l’église Saint-Marc, comme issue de l’autel. Des Créatures Extraordinaires, pos­tées sur le seuil des bou­ti­ques du vieux port ou assises sur des rangs de chaises d’osier contre les murs des maisons, re­gar­dent avec intérêt pas­ser ce cher com­pa­gnon et l’oiseau en grande con­versation.

– Qu’un peu de lumière s’éveille dans les mi­roirs ! s’écrie le colibri. Et ceux-là, derrière l’étal des fruits de mer, com­ment al­lons-nous les appeler, mon pe­tit père ?

– Le lion de Némée et le sanglier d’Erymanthe !

– Et ceux-ci, sur le banc municipal ?

– La marchand de chiche-kebab du 8 de la rue Jean Fougasse et le mar­chand de légumes libanais !

– Tu es très fort.

L’oiseau bavardant et voletant au-dessus de la tête de l’aumônier, ils vont en nommant chaque chose.

3

Là-dessus, le docteur Triton, psychologue de crise, proteste devant l’Assemblée en salle de conférence.

– Il y aura de gros ennuis dans vos bagages, messieurs-dames.

Notre vieux toubib a depuis peu les poches de sa blouse blanche alourdies d’une loupe, d’une boussole et de mul­tiples instru­ments délicats : cornet acoustique, micros­cope, lor­gnette dé­montable, flacons de Collyre, bock à in­halation et godet de taste-vin (« On ne sait jamais tout à fait où on en est avec l’instabilité de l’Effet Style du détourne­ment d’attention et des inter­mittences des sens », explique-t-il).

Le docteur, issu de Lodève, est prix Nobel – plaque en or à l’entrée de son cabinet de consultations – pour sa découverte du fac­teur Q (quelle, c’est-à-dire source en allemand, Triton ayant des origi­nes allemandes) : une composante inaperçue de la schizo­phrénie. Il s’en revendique pour exposer devant l’Assemblée les craintes qui lui sont venues à la lisière des con­trées intermédiaires du monde habité.

Les lunettes du professeur ne sont plus que deux cubes de glace.

– Quelles origines allemandes ?

‪#‎série littéraire ‪#‎fiction mystérieuse ‪#‎aventures

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