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Publié par Michel Castanier

Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : Les Quais de l’Invisible – 9

Nouveau bulletin des campagnes d’exploration

1

C’est jour de marché. La foule du vieux port se presse à la criée. Un chalutier remonte le long des quais. Des marins des­cendent la passerelle sous la brume mati­nale. Le professeur passe les planches à son tour, ses lunettes bleues réflé­chis­sant la mer. Il demande, voyant leur mine sombre :

– Qu’avez-vous donc à vous en­nuyer ainsi ?

Cet ami des dieux se présente. Il est plus petit que le plus petit d’entre eux d’au moins une tête.

– Avez-vous fait bonne pêche ?

Ainsi commence une de nos entreprises les plus sin­gu­liè­res.

– Les chaluts nous ont déjà ramené un lion de mer, monsieur, remar­que Harold Pressburger, le DRH, une li­corne de mer, un sanglier marin et une truie marine. Je ne vou­drais pas me montrer désobligeant, mais pourquoi n’avons-nous pas vu de femme de mer ?

– Une sirène…

Au sujet de la sirène, le professeur dit :

– Si la première cause des monstres est la plus grande gloire de Dieu, la seconde est sa colère. Nous n’allons pas tar­der à en découvrir une.

Le professeur rit avec la satisfaction du Juste.

2

Bartholomé, le patron de la Marie-couche-toi-là, sen­sibi­lisé au problème par nos chasseurs de tête, voit bientôt un banc de si­rè­nes s’ébattre à l’aube au retour d’une pêche de nuit ; il ra­mène au port un de ces monstres marins, mais il se mon­tre sensi­ble­ment déçu par ce prodige, qui est gardé en cale dans un pre­mier temps, le vieux pêcheur estimant qu’elle a bien « de gros seins et un beau cul » mais aussi « une sale gueule et sen­t très mau­vais. »

Cette rencontre exceptionnelle présage de grands pro­fits pour l’avancée de la Connaissance. Il est en­voyé une délé­gation au cha­lutier et nos émis­saires re­viennent très cri­tiques au sujet de cette Créature Ex­traordi­naire qui n’est après tout qu’une vache ma­rine éga­rée d’un banc de lamantins et, certes, n’aurait jamais dû se trouver dans ces parages, mais nous n’en sommes plus à une anomalie près. Seul Jules, subjugué, pré­ten­d que « la pre­mière im­pres­sion qu’on reçoit d’un être est la bonne », mais qu’il ne saura jamais « quelle était la première parmi les sen­sa­tions res­sentie à la voix de la sirène si va­riées, si indé­finis­sa­bles, dont la moindre n’était pas l’émerveillement.

– Ah ! » dit l’Assemblée, qui est parta­gée entre la corne de brume et les soixante-dix-huit tours de Berthe Sylva, chan­teuse réaliste des années 1930.

3

Une concerta­tion entre le conseil munici­pal et le président du Cercle, secondé par Corentin, le responsable géné­ral des Voyages maritimes, nous vaut à cette épo­que sur l’Île sans nom, à quelques brasses du port de Rose-les-flots, l’une des entreprises les plus ter­ri­fiantes de l’histoire de l’exploration.

Ces dispositions étant discutées, les équipes techniques du Cercle – ai­dées par des re­pré­sen­tants des pêcheries – se mettent à l’œuvre. Style a exigé que la pirogue soit taillée dans un tronc d’acacia. D’une vingtaine de mètres de long, l’embarcation est mu­nie d’un mât et d’une voile triangu­laire. L’équipage trié sur le vo­let.

L’expédition Kon Tiki prend la mer par une matinée idéale, sous la houlette du professeur chevauchant la proue, redin­gote écarlate, bottes de cavalier et bombe, un kaléidos­cope en guise de lorgnette à l’œil. Le voyage n’est pas si long. Les cou­rants sont favorables, la visibilité idéale. Par bonne brise, l’embarcation file trois nœuds. L’étendard du Cercle des Explorateurs Enthousiastes fait voler au vent du large notre de­vise : La Terre est plate comme une pièce de monnaie.

– Oh ! La merveille, le jardin bleu, le paradis de la mer ! dit Alexander Borgrave, Poète officiel du Cercle, assis sur le fond de la barque.

– Mais encore ? dit Arsène, surgi de l’écume pour s’asseoir sur un banc de nage.

L’homme-caméléon serre anxieusement l’avant-bras d’Alexander, qui doit lâcher son stylo Bic et considère le large, décon­certé. L’île à quelques encablures dans la baie est inhabi­tée, d’une faible superficie ; vignes sauvages ; oliviers ; pas mal de pal­miers. A perte de vue, du côté du large, un ta­pis de piste bleu et silencieux. La pirogue est tirée sur le ri­vage, la voile af­fa­lée, un homme laissé de garde : Armand, de la comptabi­lité, un gar­çon blême aux yeux tendres et pen­sifs, qui reste seul, face à son des­tin.

4

On part reconnaître les lieux. Le président a dans l’idée de construire sur cet îlot inhospita­lier, en face du vieux port de Rose-les-flots, un observatoire des mers, un casino ou une villa pour sa retraite. Les hommes ont em­porté de l’eau po­table, des bis­cuits de mer, du petit bétail, des graines et quelques fu­sils, les­quels ne sont d’aucune utilité puisqu’on trouve bien vite une agréable source d’eau douce, ombrée d’une végétation déli­cate, où vie­nnent boire quelques pécaris si affables qu’ils se laissent cares­ser.

Il advient que vers midi, après le repas, les Explorateurs En­thou­siastes, ayant traversé l’île en tous sens sans y trouver âme qui vive ni grand-chose qui présente le moindre intérêt, si ce n’est un fortin en ruines, comme ils reviennent à leur pi­rogue, s’aperçoivent que notre sen­ti­nelle a disparu et ils sont ex­cessivement sur­pris de dé­couvrir une em­preinte de pied, par­faitement vi­sible dans le sable mouillé. Le président, ayant me­suré la trace à l’aide de son mètre, dit :

– Polyphème !… De mémoire de cordonnier, seul le Cy­clope a chaussé du 272.

– Du 272 ?

– Une pointure d’environ un mètre quatre-vingt…

Un bruit de pagaies l’alerte et il ne fait qu’un bond dans la pi­rogue qui prend déjà le large. Personne ne souhaite croiser la route d’un pareil énergumène. Nos hommes retra­versent la baie à grande allure sur le dos des eaux bleutées, pagayant à re­brousse-vagues, les vents étant contraires, non sans croi­ser une cara­velle, toutes voiles dehors, deux cara­ques portu­gaises, trois bricks de sa gracieuse majesté aux voilures fa­seyant fièrement, une flottille de boutres arabes, pleine de chré­tiens enchaînés aux rames, et même une trière athé­nienne, bondée d’archers, ce qui prouve bien que c’est une pure chance s’ils cinglent vers l’entrée du petit port de Rose-les-flots, ramant avec une telle vélocité qu’ils s’enfoncent dans le chenal principal et vont se cogner contre une écluse rouil­lée aux contreforts de hautes mon­tagnes bleues qui pa­raissent inacces­si­bles.

(à suivre)

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