Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : Les Quais de l’Invisible – 9
Nouveau bulletin des campagnes d’exploration
1
C’est jour de marché. La foule du vieux port se presse à la criée. Un chalutier remonte le long des quais. Des marins descendent la passerelle sous la brume matinale. Le professeur passe les planches à son tour, ses lunettes bleues réfléchissant la mer. Il demande, voyant leur mine sombre :
– Qu’avez-vous donc à vous ennuyer ainsi ?
Cet ami des dieux se présente. Il est plus petit que le plus petit d’entre eux d’au moins une tête.
– Avez-vous fait bonne pêche ?
Ainsi commence une de nos entreprises les plus singulières.
– Les chaluts nous ont déjà ramené un lion de mer, monsieur, remarque Harold Pressburger, le DRH, une licorne de mer, un sanglier marin et une truie marine. Je ne voudrais pas me montrer désobligeant, mais pourquoi n’avons-nous pas vu de femme de mer ?
– Une sirène…
Au sujet de la sirène, le professeur dit :
– Si la première cause des monstres est la plus grande gloire de Dieu, la seconde est sa colère. Nous n’allons pas tarder à en découvrir une.
Le professeur rit avec la satisfaction du Juste.
2
Bartholomé, le patron de la Marie-couche-toi-là, sensibilisé au problème par nos chasseurs de tête, voit bientôt un banc de sirènes s’ébattre à l’aube au retour d’une pêche de nuit ; il ramène au port un de ces monstres marins, mais il se montre sensiblement déçu par ce prodige, qui est gardé en cale dans un premier temps, le vieux pêcheur estimant qu’elle a bien « de gros seins et un beau cul » mais aussi « une sale gueule et sent très mauvais. »
Cette rencontre exceptionnelle présage de grands profits pour l’avancée de la Connaissance. Il est envoyé une délégation au chalutier et nos émissaires reviennent très critiques au sujet de cette Créature Extraordinaire qui n’est après tout qu’une vache marine égarée d’un banc de lamantins et, certes, n’aurait jamais dû se trouver dans ces parages, mais nous n’en sommes plus à une anomalie près. Seul Jules, subjugué, prétend que « la première impression qu’on reçoit d’un être est la bonne », mais qu’il ne saura jamais « quelle était la première parmi les sensations ressentie à la voix de la sirène si variées, si indéfinissables, dont la moindre n’était pas l’émerveillement.
– Ah ! » dit l’Assemblée, qui est partagée entre la corne de brume et les soixante-dix-huit tours de Berthe Sylva, chanteuse réaliste des années 1930.
3
Une concertation entre le conseil municipal et le président du Cercle, secondé par Corentin, le responsable général des Voyages maritimes, nous vaut à cette époque sur l’Île sans nom, à quelques brasses du port de Rose-les-flots, l’une des entreprises les plus terrifiantes de l’histoire de l’exploration.
Ces dispositions étant discutées, les équipes techniques du Cercle – aidées par des représentants des pêcheries – se mettent à l’œuvre. Style a exigé que la pirogue soit taillée dans un tronc d’acacia. D’une vingtaine de mètres de long, l’embarcation est munie d’un mât et d’une voile triangulaire. L’équipage trié sur le volet.
L’expédition Kon Tiki prend la mer par une matinée idéale, sous la houlette du professeur chevauchant la proue, redingote écarlate, bottes de cavalier et bombe, un kaléidoscope en guise de lorgnette à l’œil. Le voyage n’est pas si long. Les courants sont favorables, la visibilité idéale. Par bonne brise, l’embarcation file trois nœuds. L’étendard du Cercle des Explorateurs Enthousiastes fait voler au vent du large notre devise : La Terre est plate comme une pièce de monnaie.
– Oh ! La merveille, le jardin bleu, le paradis de la mer ! dit Alexander Borgrave, Poète officiel du Cercle, assis sur le fond de la barque.
– Mais encore ? dit Arsène, surgi de l’écume pour s’asseoir sur un banc de nage.
L’homme-caméléon serre anxieusement l’avant-bras d’Alexander, qui doit lâcher son stylo Bic et considère le large, déconcerté. L’île à quelques encablures dans la baie est inhabitée, d’une faible superficie ; vignes sauvages ; oliviers ; pas mal de palmiers. A perte de vue, du côté du large, un tapis de piste bleu et silencieux. La pirogue est tirée sur le rivage, la voile affalée, un homme laissé de garde : Armand, de la comptabilité, un garçon blême aux yeux tendres et pensifs, qui reste seul, face à son destin.
4
On part reconnaître les lieux. Le président a dans l’idée de construire sur cet îlot inhospitalier, en face du vieux port de Rose-les-flots, un observatoire des mers, un casino ou une villa pour sa retraite. Les hommes ont emporté de l’eau potable, des biscuits de mer, du petit bétail, des graines et quelques fusils, lesquels ne sont d’aucune utilité puisqu’on trouve bien vite une agréable source d’eau douce, ombrée d’une végétation délicate, où viennent boire quelques pécaris si affables qu’ils se laissent caresser.
Il advient que vers midi, après le repas, les Explorateurs Enthousiastes, ayant traversé l’île en tous sens sans y trouver âme qui vive ni grand-chose qui présente le moindre intérêt, si ce n’est un fortin en ruines, comme ils reviennent à leur pirogue, s’aperçoivent que notre sentinelle a disparu et ils sont excessivement surpris de découvrir une empreinte de pied, parfaitement visible dans le sable mouillé. Le président, ayant mesuré la trace à l’aide de son mètre, dit :
– Polyphème !… De mémoire de cordonnier, seul le Cyclope a chaussé du 272.
– Du 272 ?
– Une pointure d’environ un mètre quatre-vingt…
Un bruit de pagaies l’alerte et il ne fait qu’un bond dans la pirogue qui prend déjà le large. Personne ne souhaite croiser la route d’un pareil énergumène. Nos hommes retraversent la baie à grande allure sur le dos des eaux bleutées, pagayant à rebrousse-vagues, les vents étant contraires, non sans croiser une caravelle, toutes voiles dehors, deux caraques portugaises, trois bricks de sa gracieuse majesté aux voilures faseyant fièrement, une flottille de boutres arabes, pleine de chrétiens enchaînés aux rames, et même une trière athénienne, bondée d’archers, ce qui prouve bien que c’est une pure chance s’ils cinglent vers l’entrée du petit port de Rose-les-flots, ramant avec une telle vélocité qu’ils s’enfoncent dans le chenal principal et vont se cogner contre une écluse rouillée aux contreforts de hautes montagnes bleues qui paraissent inaccessibles.
(à suivre)
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