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Publié par Michel Castanier

La merveilleuse Aventure des feuilles mortes

 

De ce pas posé de nouveaux mariés goû­tant l’air du soir ils trouvèrent un sen­tier de terre qu’ils suivirent jusqu’à la flûte vive d’un ruis­seau dans les prés. C’était un  bienfait, du ré­pit et un lieu sec. Le cours d’eau éclatait d’échos amu­sés sous une arche de pont qui tra­versait le ciel des oliviers. Ils s’attardèrent en des­sous, as­sis sur un banc creusé dans la paroi, à l’abri de la pluie. Le reflet ren­versé du petit pont de pierre dans l’eau courante fi­gurait une bague au doigt des eaux.

– On est bien ici, Siphonette.

– Oui, un peu trop bien. Ce n’est pas normal. 

Aucun d’eux n’avait conscience qu’ils se tenaient la main, au­cun ne se serait souvenu être à l’origine de ce geste tendre. Il ne pleuvait plus beaucoup. Le vent tomba. Une forme pâle éclaira l’arche et s’approcha peu à peu et grandit. Un Ange hilare en état de lévitation coulissait à quel­ques mètres du sol, retenu par des cordages à un camion de blanchisserie qui était familier pour Achille : il traitait le gros linge du Grand Cirque Étonnant.

Il y avait ici incontestablement un effet de bascule géogra­phique et tempo­relle. Ou un décalque maladroit entre deux paysages. Mais par quel passage qui ne soit pas l’effet des vertiges et de sa propre instabilité ? À moins…

L’ange immense avait la tête rouge et joufflue telle un so­leil le­vant sur les îles. Des ailes fleurissaient à ses omo­plates. Ses boucles blondes étaient semées de myo­sotis. Il avait une lé­gère odeur d'épices orien­taux et une sacoche de plombier en ban­dou­lière. Un cocard bleuissait son œil droit. C’était Eros – qu’Achille avait connu bébé à sa rencontre avec Siphonette : il avait pris du poids.

La nymphe était de plus en plus tassée sur son banc.

Il y eut une accélé­ration de pistons. Des courroies de sus­pen­sion vibrèrent. De la vapeur fusa. Une ampoule jaune cli­gno­tante à l’arrière du convoi allumait les ailes dé­ployées. Eros était vé­hi­culé sur roues à tra­vers la forêt. Le plateau s’immobilisa. Des singes sautèrent à côté des roues dans le fossé herbu. Ils étaient vieux pour la plupart, avec des têtes blanches ébouriffées et de longues blouses qui tour­noyaient sur leurs pattes. Des singes de laboratoire, en somme.

– Ah non alors ! Pas de ça du tout du tout mais alors pas du tout !          

Siphonette n’était plus qu’une sil­houette gesticulante s’amoindrissant dans la nuit.

Achille la suivit au petit trot sans oser ap­peler, crai­gnant ce qui risquait d’accourir à ses cris. Des échos de piétine­ments d’eau se multiplièrent. La rou­quine échevelée semblait croire qu’ils faisaient la course, et à ce pe­tit jeu elle était très forte. Son com­por­te­ment ridi­cule ne faisait qu’empirer la situa­tion. Valait-elle tant d’efforts et de sou­cis ? Elle était impossible. Il la haïssait. Avec une grande éner­gie.

– Il ne faut pas m’aimer, Achille ! 

Il s’écarta vivement de l’ombre d’un portique de temple d’où quelque chose lui avait attrapé la cheville. Siphonette s’était cachée sous un tas de feuilles mortes. Ça y est ! Elle recom­men­çait, cette cin­glée, cette monomaniaque déli­rante, cette éro­to­mane (il cherchait le mot juste) qui se croyait ai­mée de tout ce qui passait à sa portée, d’un simple chasseur à Jupiter.

– Qu’est-ce qui t’arrive ? Mais pas du tout ! Où tu vas cher­cher une idée aussi absurde ?

– Je suis sûre que tous mes ennuis m’arrivent parce que tu m’aimes. Je ne suis pas née pour toi, mon beau !

Ce préjugé incongru le blessa. S’il avait été amoureux, il serait de­venu fou de dé­solation. C’était navrant. Elle le regarda mieux.

– Du moins, n’aie pas l’air de m’aimer.   

Résigné, il la souleva de son tas de feuilles en la blottissant contre lui. Peu à peu il se ressaisit et se calma, ôtant minu­tieusement chaque feuille morte du corps de Sipho­nette.

– Bon, ça suffit comme ça, Achille !

Des vestiges se multi­plièrent devant leur marche. La pluie s’était tue. Des flaques brillaient dans l’herbe aux alen­tours. La lune s’éclipsant sous un nuage, la cité de pierres blanches où ils en­traient concentrait tout ce qui res­tait de clarté. Elle était si grande et si vieille ! Les villas se dispersaient à perte de vue sur dif­férents niveaux d’étages où les terrasses et les toits plats figu­raient les degrés d’un esca­lier multiple et insensé.

– As-tu la moindre idée de ce qu’est cette ville, Siphonette ?

Elle n’en avait pas, ou n’en voulait rien dire : elle ne sem­blait pas très heu­reuse d’être là.

– Ce n’est pas bien. Ce n’est pas de mon âge ni de ma con­dition d’être seule la nuit dans un trou perdu que je ne connais pas avec un type que je ne connais pas.

Il n’allait pas lui demander son âge, elle n’en avait pas, il en était sûr. De ce point de vue était-elle-même une créature, puisqu’elle n’avait pas de nombril ? Il s’égarait – et leurs voix sonnaient trop fort dans les rues vides. Des am­phores d’huile d’olive annonçaient un quar­tier de ma­ga­sins de stockage, mais la lu­mière lunaire qui leur re­ve­nait par les fis­sures des toits n’assécherait jamais les grains et la fa­rine dé­trem­pée dans les grandes jarres d’argile rouge. Les flaques d’eau s’étaient étrangement gros­sies à leur sortie d’une ré­serve, bien que la pluie ait cessé depuis peu. Elles trouaient de re­flets de ciel les rues assom­bries.

Ils avançaient avec toutes les pré­cautions d’usage, quand une jeep du cirque passa dans une volée d’herbes et de pous­sière au fond d’une ruelle. Elle dispa­rut dans une palmeraie.

Assez trou­blé, Achille consi­déra Siphonette sans trop le montrer, avec des alter­nances de per­plexité et de re­gret. Il était vraisem­blable que la cité se dé­sor­gani­sait, elle était trop vieille et laissait entrevoir une vie mo­derne à travers son usure.

– Tu ne sembles pas comprendre ce qui se passe, Siphonette.

– Non. 

Elle se tenait bien pour une ombre du Monde flottant, ou du moins elle te­nait encore à peu près. Il s’attendait à ce qu’elle ne me soit bientôt plus qu’un sou­venir – un visage sans consistance, une silhouette à peine tracée dans sa mé­moire. Si peu – là où il semblait qu’il y ait quelque chose, et même beau­coup.

Elle tenta à son tour de le distinguer, agita la main vers lui comme pour rat­traper quelque chose. Il chercha une ré­flexion pertinente, par exemple une con­solation, et n’en trouva pas.

 

 

LES RENDEZ-VOUS DU FUNAMBULE SENTIMENTAL

 

Nous rajeunissions d’heure en heure au cours de notre correspondance.

L’enfant précieuse courait par les prés et par les halliers de sa Normandie natale. La mémoire des marchands vi­kings qui tié­dit dans son sang lui donnait ce goût des voyages étranges qu’elle me ré­vélait.

Au fait, j’ai dû nous vieillir pour notre conte. Nous étions bien trop gamins. Au jugé, à peine dix ans.

 

Qu’on n’aille pas croire à de l’amertume. C’est la vérité vraie que je dis, croix de bois croix de fer, que j’aille en enfer si je mens. Car Emma m’a aimé pour de bon comme je l’ai aimée pour de vrai. Et quand elle a crié Pouce ! j’ai crié c’est pas du jeu ! c’est pas du jeu ! c’est pas du jeu !

C’était pas du jeu.

Elle m’a fui. Elle est très vieille, maintenant. Elle est sans âge.

 

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(à suivre)

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