Le Monde flottant I – épisode 17 : La merveilleuse Aventure des feuilles mortes
La merveilleuse Aventure des feuilles mortes
De ce pas posé de nouveaux mariés goûtant l’air du soir ils trouvèrent un sentier de terre qu’ils suivirent jusqu’à la flûte vive d’un ruisseau dans les prés. C’était un bienfait, du répit et un lieu sec. Le cours d’eau éclatait d’échos amusés sous une arche de pont qui traversait le ciel des oliviers. Ils s’attardèrent en dessous, assis sur un banc creusé dans la paroi, à l’abri de la pluie. Le reflet renversé du petit pont de pierre dans l’eau courante figurait une bague au doigt des eaux.
– On est bien ici, Siphonette.
– Oui, un peu trop bien. Ce n’est pas normal.
Aucun d’eux n’avait conscience qu’ils se tenaient la main, aucun ne se serait souvenu être à l’origine de ce geste tendre. Il ne pleuvait plus beaucoup. Le vent tomba. Une forme pâle éclaira l’arche et s’approcha peu à peu et grandit. Un Ange hilare en état de lévitation coulissait à quelques mètres du sol, retenu par des cordages à un camion de blanchisserie qui était familier pour Achille : il traitait le gros linge du Grand Cirque Étonnant.
Il y avait ici incontestablement un effet de bascule géographique et temporelle. Ou un décalque maladroit entre deux paysages. Mais par quel passage qui ne soit pas l’effet des vertiges et de sa propre instabilité ? À moins…
L’ange immense avait la tête rouge et joufflue telle un soleil levant sur les îles. Des ailes fleurissaient à ses omoplates. Ses boucles blondes étaient semées de myosotis. Il avait une légère odeur d'épices orientaux et une sacoche de plombier en bandoulière. Un cocard bleuissait son œil droit. C’était Eros – qu’Achille avait connu bébé à sa rencontre avec Siphonette : il avait pris du poids.
La nymphe était de plus en plus tassée sur son banc.
Il y eut une accélération de pistons. Des courroies de suspension vibrèrent. De la vapeur fusa. Une ampoule jaune clignotante à l’arrière du convoi allumait les ailes déployées. Eros était véhiculé sur roues à travers la forêt. Le plateau s’immobilisa. Des singes sautèrent à côté des roues dans le fossé herbu. Ils étaient vieux pour la plupart, avec des têtes blanches ébouriffées et de longues blouses qui tournoyaient sur leurs pattes. Des singes de laboratoire, en somme.
– Ah non alors ! Pas de ça du tout du tout mais alors pas du tout !
Siphonette n’était plus qu’une silhouette gesticulante s’amoindrissant dans la nuit.
Achille la suivit au petit trot sans oser appeler, craignant ce qui risquait d’accourir à ses cris. Des échos de piétinements d’eau se multiplièrent. La rouquine échevelée semblait croire qu’ils faisaient la course, et à ce petit jeu elle était très forte. Son comportement ridicule ne faisait qu’empirer la situation. Valait-elle tant d’efforts et de soucis ? Elle était impossible. Il la haïssait. Avec une grande énergie.
– Il ne faut pas m’aimer, Achille !
Il s’écarta vivement de l’ombre d’un portique de temple d’où quelque chose lui avait attrapé la cheville. Siphonette s’était cachée sous un tas de feuilles mortes. Ça y est ! Elle recommençait, cette cinglée, cette monomaniaque délirante, cette érotomane (il cherchait le mot juste) qui se croyait aimée de tout ce qui passait à sa portée, d’un simple chasseur à Jupiter.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? Mais pas du tout ! Où tu vas chercher une idée aussi absurde ?
– Je suis sûre que tous mes ennuis m’arrivent parce que tu m’aimes. Je ne suis pas née pour toi, mon beau !
Ce préjugé incongru le blessa. S’il avait été amoureux, il serait devenu fou de désolation. C’était navrant. Elle le regarda mieux.
– Du moins, n’aie pas l’air de m’aimer.
Résigné, il la souleva de son tas de feuilles en la blottissant contre lui. Peu à peu il se ressaisit et se calma, ôtant minutieusement chaque feuille morte du corps de Siphonette.
– Bon, ça suffit comme ça, Achille !
Des vestiges se multiplièrent devant leur marche. La pluie s’était tue. Des flaques brillaient dans l’herbe aux alentours. La lune s’éclipsant sous un nuage, la cité de pierres blanches où ils entraient concentrait tout ce qui restait de clarté. Elle était si grande et si vieille ! Les villas se dispersaient à perte de vue sur différents niveaux d’étages où les terrasses et les toits plats figuraient les degrés d’un escalier multiple et insensé.
– As-tu la moindre idée de ce qu’est cette ville, Siphonette ?
Elle n’en avait pas, ou n’en voulait rien dire : elle ne semblait pas très heureuse d’être là.
– Ce n’est pas bien. Ce n’est pas de mon âge ni de ma condition d’être seule la nuit dans un trou perdu que je ne connais pas avec un type que je ne connais pas.
Il n’allait pas lui demander son âge, elle n’en avait pas, il en était sûr. De ce point de vue était-elle-même une créature, puisqu’elle n’avait pas de nombril ? Il s’égarait – et leurs voix sonnaient trop fort dans les rues vides. Des amphores d’huile d’olive annonçaient un quartier de magasins de stockage, mais la lumière lunaire qui leur revenait par les fissures des toits n’assécherait jamais les grains et la farine détrempée dans les grandes jarres d’argile rouge. Les flaques d’eau s’étaient étrangement grossies à leur sortie d’une réserve, bien que la pluie ait cessé depuis peu. Elles trouaient de reflets de ciel les rues assombries.
Ils avançaient avec toutes les précautions d’usage, quand une jeep du cirque passa dans une volée d’herbes et de poussière au fond d’une ruelle. Elle disparut dans une palmeraie.
Assez troublé, Achille considéra Siphonette sans trop le montrer, avec des alternances de perplexité et de regret. Il était vraisemblable que la cité se désorganisait, elle était trop vieille et laissait entrevoir une vie moderne à travers son usure.
– Tu ne sembles pas comprendre ce qui se passe, Siphonette.
– Non.
Elle se tenait bien pour une ombre du Monde flottant, ou du moins elle tenait encore à peu près. Il s’attendait à ce qu’elle ne me soit bientôt plus qu’un souvenir – un visage sans consistance, une silhouette à peine tracée dans sa mémoire. Si peu – là où il semblait qu’il y ait quelque chose, et même beaucoup.
Elle tenta à son tour de le distinguer, agita la main vers lui comme pour rattraper quelque chose. Il chercha une réflexion pertinente, par exemple une consolation, et n’en trouva pas.
LES RENDEZ-VOUS DU FUNAMBULE SENTIMENTAL
Nous rajeunissions d’heure en heure au cours de notre correspondance.
L’enfant précieuse courait par les prés et par les halliers de sa Normandie natale. La mémoire des marchands vikings qui tiédit dans son sang lui donnait ce goût des voyages étranges qu’elle me révélait.
Au fait, j’ai dû nous vieillir pour notre conte. Nous étions bien trop gamins. Au jugé, à peine dix ans.
Qu’on n’aille pas croire à de l’amertume. C’est la vérité vraie que je dis, croix de bois croix de fer, que j’aille en enfer si je mens. Car Emma m’a aimé pour de bon comme je l’ai aimée pour de vrai. Et quand elle a crié Pouce ! j’ai crié c’est pas du jeu ! c’est pas du jeu ! c’est pas du jeu !
C’était pas du jeu.
Elle m’a fui. Elle est très vieille, maintenant. Elle est sans âge.
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(à suivre)