Le Monde flottant II – épisode 23 : La Constance d’Eros
L’Aventure des Parfaits
Un choc soudain alourdit le funambule d’un poids qui le déséquilibra. Le temps d’avoir repris un vol plus sûr, il vit ce qui occasionnait ce déséquilibre. Siphonette – précipitée dans l’abîme ou s’étant jetée d’elle-même à sa poursuite – s’accrochait à sa cheville et le regardait de ses grands yeux étonnés.
Il l’observa avec stupeur.
– Tu es timbré, Achille.
Peu à peu, une réflexion fixa son attention, et elle s’amusa.
– Tu es tout à fait timbré.
– Pas moins que toi, ma douce rouquine.
Il se pencha et l’aida à monter dans ses bras. La tenant étreinte, il rit et elle rit avec lui. Il s’apercevait avec bonheur que la force de ses ailes et sa propre énergie étaient assez grandes pour les tenir ensemble dans le vide à des milliers de mètres du sol.
– Puisque nous sommes enfin seuls, mon Achille, je peux bien te le dire : je suis tout de même content d’être avec toi. On ne s’ennuie pas, ça c’est sûr, on ne s’ennuie jamais ! Mais ça ne va plus loin, d’accord ? Pas plus loin !
Autant d’insistance – et si absurde dans ces circonstances peu opportunes – était bien évidemment suspecte : Achille entendait exactement le contraire, ce qui s’était passé dans le pommier en fleurs en faisait foi, même si elle ne s’en souvenait plus, et détournant la tête il sourit en cachant avec soin ce sourire. Il reçut un grand coup de poing dans la poitrine.
Il avait de la gratitude pour sa nymphe. Ses tourments dans les labyrinthes du Monde flottant se modéraient. Les femmes sont comme les sirènes. Leur nocivité tient moins à la qualité de leur chant – parfois déplorable – qu’à notre imagination : ces histoires qu’elles nous content ou qu’on se conte à leur sujet et où nous nous oublions.
S’oublier, cette grâce qu’elles nous accordent.
La Constance d’Eros
Maintenu dans l’armature des toiles, le couple glissait sur les rails des vents et se suspendait aux praticables des nuages ou se recevait dans le filet des courants d’air.
Achille percevait un lourd parfum légèrement musqué. C’était le sien. C’étaient ses ailes. C’était l’odeur de sa métamorphose mêlée à un parfum de vanille. Il n’était plus si triste ni si vert de peur. Il était même tout rose à présent. Il n’avait plus d’amertume à l’égard de cette vie qui n’avait pas eu beaucoup de sens ni de beauté jusqu’à ce qu’il rencontre la nymphe rousse qui l’enlaçait bien fort par la taille, la joue posée sur la poitrine de son ami. Il avait enfin bon espoir : son adresse l’enchantait. Il avait fait un long voyage non seulement à travers les limites de la géographie connue mais en lui-même. Il passait une ligne immatérielle – un équateur intérieur – et il était désormais singulièrement changé, en effet tout rose de bonheur.
Il rit, les lèvres retroussées par la force du vent. Il lui vint une idée tout à fait extraordinaire.
– Le professeur Style, notre maître à penser, ne proclame-t-il pas le principe dynamique et créateur de l’égarement systématique ?
– Je n’ai pas connu de plus bel égarement que toi, mon Achille.
– Et, de fait, comment se trouver soi-même si on ne se perd pas ? J’ai bon espoir que nous nous soyons trouvés pour toujours, ma Siphonette : puisque nous étions perdus sur terre nous nous trouvons au ciel !
C’était très vrai. Siphonette pouvait bien disparaître à nouveau, Achille pouvait bien parcourir à sa recherche toute la surface de la terre, qu’elle fût plate selon l’Antiquité, ronde selon la raison ou spiralée selon la fantaisie du funambule, il n’y aura partout qu’une seule vérité : il l’aime et elle l’aime.
Du côté d’une falaise où les cyprès d’une route départementale se balançaient au vent une nappe noire reflétait la brume : la mer méditerranée se soulevait devant un immense Visage mélancolique, visité par les mouettes, parasité par la végétation comme la paroi d’une falaise : le même que dans les hautes terres du Monde flottant – les yeux qui saignent, et un sourire d’égaré.
Achille le reconnut enfin – c’était le visage pétrifié d’Eros.
LES RENDEZ-VOUS DU FUNAMBULE SENTIMENTAL
Il est possible que l’enthousiasme m’ait égaré.
Le beau conte a cherché dans sa rêveuse errance l’objet d’amour autant que la forme singulière par laquelle il allait se raconter pour dire cet amour comme jamais il ne fut dit.
Autrement, de quoi se justifierait ce projet dispositif étrange ? De la littérature ? Soyons modéré.
Voici qu’il s’achève.
Le conteur ne le savait pas mais il avait posé dès le début le conflit qui sera sa fin.
Rien là d’original : tout est dit d’avance. Leur fin est dans le début des amours. Ce qui s’écrit aussitôt est ce qui sera réécrit sans cesse, suivi dans ses linéaments, interprété de mieux en mieux, mené à une fin qui peut être une longue fidélité fatiguée ou n’être que la sortie d’un spasme.
Rêverait-on des fables si on était heureux ? Ce que je dis là est convenu. Depuis cette plateforme – cette platitude – il est bon de s’élever avec la gaieté du ballon d’hydrogène bleu lâché par un enfant. Se déplacer avec légèreté par les courants aériens. Et ne laisser aucune ombre sur terre.
Ce n’est pas accepter l’ordre du monde.
C’est s’en alléger.
Acte de funambule, en somme.
(à suivre)
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