Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : Une histoire du temps – 5
Safari (suite)
... Jack Daniels se met en route avec les siens. La matinée est claire, le ciel violet, les visages pourpres ; des nuages de plus en plus fougueux se bousculent dans le ciel étroit de la route où les chasseurs marchent de front derrière le fauteuil roulant de Jack.
Prenant la piste du nord au départ du drugstore, en poursuivant leur chemin par les premiers champs, du côté des écuries du haras, ils traversent en file indienne l’aérodrome d’où partent les biplans porteurs de banderoles publicitaires pendant la saison des bains. Ils ne s’attardent pas devant une petite gare envahie par la mousse et le lierre, où une Ombre à genoux parle à une femme très pâle assise sur un banc de jardin ; ils dépassent un corps de ferme qui semble désert. Une fourche est plantée dans du fumier. Le tracteur en panne dans la cour dégage une forte odeur d’essence. Le chien qui leur hurle après au bout de sa chaîne est à l’évidence affamé.
Ils ne trouvent personne dans la cuisine ; mais le repas y est mis, la soupe fume dans la soupière, le déjeuner a été interrompu, les fermiers ont disparu. L’inquiétude se fait palpable. Il y a au départ de la ferme un bruit feutré, incompréhensible. Une colonne de religieuses sort des bois et traverse la cour dans la direction de la laiterie. Les chasseurs, pointant leurs armes, ont le doigt sur la gâchette.
– C’est la bête ? dit le président.
– Pas sûr.
Le cloître n’est pas loin ; il a été bâti depuis peu à l’emplacement d’un vieil atelier de réparation de locomotives. Un des chasseurs, étant monté sur une roue du tracteur, aperçoit au fond d’un pré la porterie, son guichet, les hauts murs et un panneau publicitaire vantant la vie au-delà.
Ce sont bien des nonnes.
Les religieuses repassent, des bidons de lait aux mains, dans un bruissement d’ailes de cornettes et de multiples claquements de sandales de bois. Les chasseurs les épargnent. Les poils se hérissent à ce geste de bonté et les hommes frissonnent.
– Je veux voir la bête, dit le président ...
... Les safaristes, à la sortie de la ferme mystérieuse, s’engagent au pas de gymnastique sous de grandes palabres d’oiseaux dans les pins parasols ; passent dans l’ombre du réservoir d’eau, pérégrinent quelques temps le long d’un haut mur ; y trouvent une poterne, entrent dans la bambouseraie Félix Pimberlé – propriété du vieux baroudeur Pimberlé – et n’en sortent plus.
Trompés par les aspects similaires de la végétation et revenant sur leurs pas, les chasseurs se perdent et repassent par les mêmes lieux ; ils s’épuisent, perdent toute orientation, et c’est leur chance – selon la sage leçon du professeur Style, ce génie de l’Erreur systématique et du Hasard heureux.
Étant passés par une étroite poterne, peut-être la même, ils se retrouvent sur une petite route départementale boisée. Une rivière coule à main gauche. Un pêcheur qui trempe sa ligne, assis sur un caillou, considère leur troupe lourdement armée avec une satisfaction mitigée. Des chats mêlent leurs ombres indolentes autour du seau des goujons calé dans l’herbe.
Jack Daniels est pensif – et sans doute le drame aurait commencé là pour un observateur avisé. La mince rivière lui rappelle les oueds, ces cours d’eau alimentés par la pluie en Arabie Saoudite, et l’attentat qui a eu lieu devant l’un d’eux et qu’il n’a pas su prévenir, cette tache indélébile sur sa vie professionnelle, la limousine en or renversée sur son toit, la radio crachotant, le sang débordant de l’automobile jusque dans le ruisseau en crue, le cheik à l’envers dans la position du poirier : le gymnaste avait son crâne tout tassé sur l’ampoule du plafonnier.
Il est mort en pleine forme, avait dit Jack au service de sécurité avant de s’évanouir de honte...
... Le Hunters African Club cantonne sur la départementale, bordée de platanes, au niveau de la borne 111, haut lieu stratégique très astucieux : les chasseurs peuvent se dissimuler derrière les touffes de roseaux qui longent la rivière vert-de-gris.
Ils rayonnent aussitôt autour de leur base, effectuant une prompte reconnaissance, à l’affût du gros gibier qui ne saurait manquer. Il n’en est rien, à leur grand désarroi. Un bruit de toux alerte.
– Qui est là ? dit un chasseur.
– Ah ! Voilà bien la question ! dit une voix. C’est souvent ce que je me dis : qui est là quand je suis là ?
– C’est toi, Arsène ? dit Jack.
– Je suppose, dit l’Homme-caméléon, qui se dégage du tronc d’un sapin.
Un orage grogne au loin. La rivière, puis la départementale, s’assombrissent. Les éclairs ont à l’horizon des intermittences de lanterne sourde dans un amas de nuages, des reflets de soupirail.
Les chasseurs à leur retour trouvent le camp dévasté, les tentes affalées ; un fracas dans le sous-bois les alarme ; ils forment un tir de barrage préventif ; le bruit est formidable, l’odeur de la poudre pénétrante, les douilles s’accumulent à leurs pieds ; un couple d’amoureux passe en bicyclette sur la départementale ; le pêcheur de goujons, sa canne sous le bras et son panier dans le dos, repart en sifflotant, ce qui doit vouloir dire qu’il est extrêmement fâché.
L’escarmouche s’arrête faute de combattants, un écureuil ensanglanté git sous un buisson. Longtemps il n’y a que sa respiration, épouvantablement forte. Puis son souffle s’allège. Il est mort...
... Quand la poussière et les débris de végétation retombent, Jack Daniel’s, enthousiaste, la chevelure électrique, pivote dans son fauteuil orthopédique, roule, va dans un sens, dans l’autre, se heurte à la borne kilométrique 101, recule, roule sur les pieds du président du Hunters African Club, part à reculons, pousse sur ses roues : l’appareil tape un platane, le marchepied froisse des buissons de bruyères. Jack a des choses à dire qu’il n’arrive pas à exprimer sur cette portion de route trop étroite. Son esprit est soumis à une compression extrême, explosive : un noyau essentiel prêt à se fissurer.
Il se fissure.
Jack sort sa fiasque d’urine mâle (prélevée en période de rut et dont l’aspect attractif ne saurait échapper), en asperge les membres du club de chasse, arme son 375 HH magnum et ajuste dans son viseur toutes les panses, gigots et autres trains-arrières qui fuient par la rivière, dans les sous-bois et à l’horizon de la départementale, le président en tête ...
... Le RAID est appelé à la rescousse, on retrouve le fou furieux au couvent où il a demandé asile, les nonnes s’en occupent bien, victimes du syndrome de Stockholm ou contentes d’avoir enfin quelque chose à faire. Parfois un coup part, d’où s’ensuivent des cris et des rires. Jack est surarmé, les nonnes consentantes, les provisions de la ferme inépuisables, les psychologues de crise innombrables au parloir où le dément se tient derrière l’opercule grillagé du confessionnal, murmurant ses revendications incompréhensibles. Les négociations durent quarante jours et quarante nuits, on n’attend plus que Fargo, le Déluge ou les chevaux de l’Apocalypse, on brûlerait tout, ce sera barbecue géant de nonnes et d’hurluberlu.
Une vieille petite dame Sépharade apparaît un matin dans la cour de la ferme. C’est la maman de Jack. Elle est toute jolie, elle a de bonnes joues, un bandeau fleuri sur sa tête blonde, elle essuie sans cesse ses mains à son tablier d’un air soucieux, mais elle a le regard rieur. Jack se tient à la porterie du couvent. Seule l’extrémité du lance-flamme dépasse du guichet.
Elle parle à son fils avec une grande gaieté un peu folle. Il la reconnaît, elle lui est revenue après son divorce, elle l’aime, il l’aime, elle lui pardonne, il pardonne, elle en pleure, il pleure, il est sauvé !
Le cœur en paix, ayant le sentiment du devoir accompli, cet élément incontrôlable – la dame – regagnera sa maison de retraite où on placera un lit dans sa chambre pour Jack, grand chasseur de fauves ...
[à suivre]