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Publié par Michel Castanier

 

Safari (suite)

 

 

... Jack Daniels se met en route avec les siens. La matinée est claire, le ciel violet, les visages pourpres ; des nuages de plus en plus fougueux se bousculent dans le ciel étroit de la route où les chasseurs marchent de front derrière le fau­teuil rou­lant de Jack.

Prenant la piste du nord au départ du drugstore, en pour­sui­vant leur chemin par les premiers champs, du côté des écu­ries du haras, ils traversent en file indienne l’aé­ro­drome d’où par­tent les biplans porteurs de banderoles pu­bli­citaires pendant la sai­son des bains. Ils ne s’attardent pas devant une petite gare envahie par la mousse et le lierre, où une Ombre à genoux parle à une femme très pâle assise sur un banc de jardin ; ils dépassent un corps de ferme qui semble dé­sert. Une fourche est plantée dans du fumier. Le tracteur en panne dans la cour dégage une forte odeur d’essence. Le chien qui leur hurle après au bout de sa chaîne est à l’évidence af­famé.

Ils ne trouvent personne dans la cuisine ; mais le repas y est mis, la soupe fume dans la soupière, le déjeuner a été in­ter­rompu, les fermiers ont disparu. L’inquiétude se fait pal­pable. Il y a au départ de la ferme un bruit feutré, incom­pré­hensible. Une colonne de religieuses sort des bois et tra­verse la cour dans la direction de la laite­rie. Les chasseurs, poin­tant leurs armes, ont le doigt sur la gâchette.

– C’est la bête ? dit le président.

– Pas sûr.

Le cloître n’est pas loin ; il a été bâti depuis peu à l’emplacement d’un vieil atelier de réparation de locomotives. Un des chasseurs, étant monté sur une roue du tracteur, aperçoit au fond d’un pré la porterie, son guichet, les hauts murs et un panneau publicitaire vantant la vie au-delà.

Ce sont bien des nonnes.

Les religieuses repassent, des bidons de lait aux mains, dans un bruissement d’ailes de cornettes et de multiples cla­que­ments de sandales de bois. Les chasseurs les épargnent. Les poils se hérissent à ce geste de bonté et les hommes fris­son­nent.

– Je veux voir la bête, dit le président ...

 

 

... Les safaristes, à la sortie de la ferme mystérieuse, s’engagent au pas de gymnastique sous de grandes pa­labres d’oiseaux dans les pins parasols ; passent dans l’ombre du réser­voir d’eau, pé­régrinent quelques temps le long d’un haut mur ; y trouvent une poterne, entrent dans la bambou­se­raie Félix Pimberlé – propriété du vieux barou­deur Pimberlé – et n’en sortent plus.

Trompés par les aspects similaires de la végétation et re­ve­nant sur leurs pas, les chasseurs se perdent et repassent par les mêmes lieux ; ils s’épuisent, perdent toute orien­tation, et c’est leur chance – selon la sage leçon du professeur Style, ce génie de l’Erreur systématique et du Hasard heureux.

Étant passés par une étroite poterne, peut-être la même, ils se retrouvent sur une petite route départementale boi­sée. Une rivière coule à main gauche. Un pêcheur qui trempe sa ligne, assis sur un caillou, considère leur troupe lourdement armée avec une satisfaction mitigée. Des chats mêlent leurs ombres indo­lentes autour du seau des goujons calé dans l’herbe.

Jack Daniels est pensif – et sans doute le drame aurait commencé là pour un observateur avisé. La mince rivière lui rappelle les oueds, ces cours d’eau alimentés par la pluie en Arabie Saoudite, et l’attentat qui a eu lieu devant l’un d’eux et qu’il n’a pas su prévenir, cette tache in­délébile sur sa vie pro­fessionnelle, la limousine en or renver­sée sur son toit, la ra­dio crachotant, le sang débordant de l’automobile jusque dans le ruisseau en crue, le cheik à l’envers dans la position du poirier : le gymnaste avait son crâne tout tassé sur l’ampoule du plafonnier.

Il est mort en pleine forme, avait dit Jack au service de sécu­rité avant de s’évanouir de honte...

 

 

... Le Hunters African Club cantonne sur la départemen­tale, bordée de platanes, au niveau de la borne 111, haut lieu stra­té­gique très astucieux : les chasseurs peuvent se dissi­mu­ler der­rière les touffes de roseaux qui longent la rivière vert-de-gris.

Ils rayonnent aussitôt autour de leur base, effectuant une prompte reconnaissance, à l’affût du gros gibier qui ne sau­rait manquer. Il n’en est rien, à leur grand désarroi. Un bruit de toux alerte.

– Qui est là ? dit un chasseur.

– Ah ! Voilà bien la ques­tion ! dit une voix. C’est souvent ce que je me dis : qui est là quand je suis là ?

– C’est toi, Arsène ? dit Jack.

– Je suppose, dit l’Homme-caméléon, qui se dégage du tronc d’un sa­pin.

Un orage grogne au loin. La rivière, puis la départe­men­tale, s’assombrissent. Les éclairs ont à l’horizon des intermit­tences de lan­terne sourde dans un amas de nuages, des re­flets de soupi­rail.

Les chasseurs à leur retour trouvent le camp dévasté, les tentes affalées ; un fracas dans le sous-bois les alarme ; ils for­ment un tir de barrage préventif ; le bruit est formi­dable, l’odeur de la poudre pénétrante, les douilles s’accu­mulent à leurs pieds ; un couple d’amoureux passe en bicy­clette sur la départementale ; le pêcheur de goujons, sa canne sous le bras et son pa­nier dans le dos, repart en sifflotant, ce qui doit vou­loir dire qu’il est extrêmement fâché.

L’escarmouche s’arrête faute de combattants, un écureuil en­sanglanté git sous un buisson. Longtemps il n’y a que sa res­pi­ration, épouvantablement forte. Puis son souffle s’allège. Il est mort...

 

 

... Quand la poussière et les débris de végétation retom­bent, Jack Daniel’s, enthousiaste, la chevelure électrique, pivote dans son fauteuil ortho­pédique, roule, va dans un sens, dans l’autre, se heurte à la borne kilométrique 101, recule, roule sur les pieds du prési­dent du Hunters African Club, part à recu­lons, pousse sur ses roues : l’appareil tape un platane, le marchepied froisse des buissons de bruyères. Jack a des choses à dire qu’il n’arrive pas à exprimer sur cette por­tion de route trop étroite. Son es­prit est sou­mis à une compres­sion ex­trême, explosive : un noyau es­sen­tiel prêt à se fissu­rer.

Il se fissure.

Jack sort sa fiasque d’urine mâle (prélevée en période de rut et dont l’aspect attractif ne saurait échapper), en as­perge les membres du club de chasse, arme son 375 HH magnum et ajuste dans son viseur toutes les panses, gigots et autres trains-arrières qui fuient par la rivière, dans les sous-bois et à l’horizon de la départementale, le président en tête ...

 

 

... Le RAID est appelé à la rescousse, on retrouve le fou fu­rieux au cou­vent où il a demandé asile, les  nonnes s’en occu­pent bien, vic­times du syndrome de Stockholm ou con­tentes d’avoir en­fin quelque chose à faire. Parfois un coup part, d’où s’ensuivent des cris et des rires. Jack est surarmé, les nonnes consentantes, les provisions de la ferme inépui­sables, les psy­chologues de crise innombrables au par­loir où le dé­ment se tient der­rière l’opercule grillagé du confessionnal, murmu­rant ses re­vendications incompréhen­sibles. Les négo­ciations du­rent qua­rante jours et quarante nuits, on n’attend plus que Fargo, le Déluge ou les che­vaux de l’Apocalypse, on brûlerait tout, ce sera barbecue géant de nonnes et d’hurluberlu.

Une vieille petite dame Sépharade apparaît un matin dans la cour de la ferme. C’est la maman de Jack. Elle est toute jo­lie, elle a de bonnes joues, un bandeau fleuri sur sa tête blonde, elle essuie sans cesse ses mains à son ta­blier d’un air sou­cieux, mais elle a le regard rieur. Jack se tient à la porterie du couvent. Seule l’extrémité du lance-flamme dépasse du guichet.

Elle parle à son fils avec une grande gaieté un peu folle. Il la re­connaît, elle lui est revenue après son divorce, elle l’aime, il l’aime, elle lui par­donne, il pardonne, elle en pleure, il pleure, il est sauvé !  

Le cœur en paix, ayant le sentiment du devoir accompli, cet élément incontrôlable – la dame – regagnera sa maison de re­traite où on placera un lit dans sa chambre pour Jack, grand chas­seur de fauves ...

 

[à suivre]

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