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Publié par Michel Castanier

 

Équipée monumentale des frères Thorvarld (suite)

 

 

… Chacun sait à présent que le temps dans les Interstices de l’Inattention est contigu avec notre monde d’origine mais que, de même que la topographie, il n’a que peu de mesure com­mune et sans doute évolue-t-il en ordre dispersé. Il faudrait être peintre et offrir dans tout le tableau tous les élé­ments et toutes les couleurs. Quel que soit la pé­riode pas­sée à parcourir les Terres intercalaires elle ne du­re que d’un battement de paupières à l’autre, et les Explorateurs En­thousiastes reviennent à peu près au mo­ment où ils sont par­tis, ce qui crée une brève confusion.

Les 7 frères, s’étant désemmêlés et remis de leurs émotions de­vant un bon Picon bière au bar américain du Cercle des Explorateurs Enthousiastes, sont extraordinairement volu­biles au sujet de leurs mésaventures à la recherche d’Alexander et ce qui s’ensuivit : la Vision d’une Cité perdue et la rencontre fameuse avec ce qu’ils appellent « la Nef des morts » – une très curieuse bar­que de vingt mètres de long, posée sur de hautes branches dans les terres intérieures.

– … Nous sommes montés jusque dans l’embarcation paraly­sée par la végétation en grim­pant sur les épaules les uns des autres, dit Kloeng, fils de Thorvarld, accoudé au comptoir pour jouer au 421 avec 3 dés en os de baleine.

– Les bancs de nage des rameurs étaient inoccupés, dit Samemundr, fils de Thorvarld, élevant à sa gorge béante la chope dite la For­mi­dable.

– Les avirons avaient été pulvérisés à coup de dents, dit Harldr, fils de Thorvarld, bourrant d’un mélange de cavendish légèrement aromatisé à la vanille sa bouffarde sculptée dans le crâne du Léviathan.

– Il en demeurait des empreintes sur des fragments qui rap­pe­laient des moules de dentier, dit Hrafn, fils de Thor­varld, cirant de graisse de phoque ses bottes de 7 lieues.

– Une grappe de squelettes résignés s’agglutinaient dans le poste de vigie du mât de misaine, dit Ingimundr, fils de Thorvarld, accumulant sur une lourde corde les nœuds ma­rins.

– … dit Blörd-le-muet, fils de Thorvarld, qui ne fait rien de particulier.

– Qu’est-ce que ces gens avaient fui ? dit madame Abigaël, de la Réception, notre Femme-grenouille, qui leur tourne au­tour par petits bonds flasques.

– Ils ont dû apprendre que vous arriviez, remarque Olga, courtisane du vieux port, spécialiste mon­diale de la pipe en saut à l’élastique, enfoncée jusqu’aux épaules sous le bar américain pour y trouver la Worcester Sauce de son bloody Mary ...

 

 

... Résumons.

Une tribu de babouins a dû élire l’embarcation comme refuge : ils fuient dans tous les sens à la vue des Thorvarld mais sans se ré­soudre à rien abandonner, montant allégrement le mât de mi­saine pour rejoindre le poste de hune où guettent les morts. La passe­relle centrale partage les bancs de rame. Il n’y a pas de cale, et les marins ont dû sans doute dormir sur le pont. Un grand sque­lette morose – un pagne ceignant ce qui reste de ses reins – est lié par du cordage au mât d’artimon.

Une tente sert de cabine au capitaine sur la dunette du gail­lard d’arrière. Les Thorvarld doivent baisser leur énorme car­casse, car le refuge est étroit et bas de pla­fond. Une cou­che a été roulée pour laisser place à une petite table de cam­pagne où s’amoncellent des cartes. La lumière de la lune est voi­lée par la toile. Glumr l’Aîné reni­fle avec méfiance un bol de cire d’abeilles solidi­fiée. Il n’y a pas de siège et cette atmosphère austère fi­gure as­sez bien la présence d’un petit homme d’armes per­pétuelle­ment de­bout, le poing crispé sur un planisphère et les yeux perdus dans une sombre volonté de puissance.

Ingimundr, sorti de la tente, examine les cartes à la faible lu­mière du peu de jour qui subsiste dans la pinède. Il ne se trouve là que des plans de constellations, avec des mesures et des échelles incom­préhensibles.

– La Nef des morts a dû voguer dans la Voie lac­tée avant de s’échouer sur notre terre, nous dit Ingimundr, confiden­tiel, avant d’ajouter un nœud marin à ses nœuds marins.

Les frères vont quitter l’antique embarcation si inquié­tante, quand Kloeng remarque une mallette fer­rée repoussée contre un des piquets de la toile. Le cou­vercle porte le logo bien connu : la petite Sirène du détroit de Behring, son œil clos pour un clin d’œil malicieux – cette si­gnature au bas des réa­lisations de la grande famille Style, d’illustre mémoire !

– Qu’y avait-il dans cette mallette ? ai-je demandé, levant le nez au-dessus de mes notes.

J’aimerais mieux pas dire.

Glumr rougit et déjà ses frères prennent la position dite du cercle débonnaire avant le match de rugby ; s’enlaçant les épaules, ils nous tournent unanimement le dos pour se dé­sen­ga­ger de la conversation ...

 

 

... On se reprend.

Ils découvrent – maintenant qu’ils s’y attendent – le même emblème sur les cartes et dans chacune des lattes du pont.

– La barque était pourtant authentiquement ancienne : elle pa­raissait même vieille comme le monde, dit Glumr.     

– L’Arche, la véritable Arche ?… murmure Samemundr.

On ne s’attarde pas à cette perspective prodigieuse. Cha­cun sait qu’il y a dans les yeux des 7 frères Thorvarld une marque iri­diée, nuan­cée comme un ocelle de papillon, de­puis que les frères, par une nuit de formidable orgie, se sont tatoué les armoi­ries du Cercle dans le bleu azur de leurs iris. Ils gardent ra­rement le sou­ve­nir de leurs dé­bauches : or l’Inattention soute­nue préconisée par notre cher président est si intense à cet ins­tant qu’enfin ils voient notre pe­tite si­rène dans leur prunelle.

Ingimundr monte au mât de misaine de l’antique navire pour observer l’horizon, se fait de la place parmi les squelettes et les singes, qui dégringolent sur le pont. Il a l’im­pression que cette éten­due aqueuse s’éta­lant loin vers le Sud, sous la brume iri­sée par la clarté lunaire, doit être l’étrange mer circu­laire qu’a prédite le vieil Aristote, d’après les lectures savantes du professeur Style, mais les brumes se dis­sipant, à sa grande dé­ception il croit re­connaitre la Méditerra­née à ses vagues bleues qui vont trois par trois.

Il lui semble soudain qu’elle avance, il recule d’autant et se retrouve à grand bruit au bas du mât...

 

[à suivre]

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