Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : Une histoire du temps – 8
Équipée monumentale des frères Thorvarld (suite)
… Chacun sait à présent que le temps dans les Interstices de l’Inattention est contigu avec notre monde d’origine mais que, de même que la topographie, il n’a que peu de mesure commune et sans doute évolue-t-il en ordre dispersé. Il faudrait être peintre et offrir dans tout le tableau tous les éléments et toutes les couleurs. Quel que soit la période passée à parcourir les Terres intercalaires elle ne dure que d’un battement de paupières à l’autre, et les Explorateurs Enthousiastes reviennent à peu près au moment où ils sont partis, ce qui crée une brève confusion.
Les 7 frères, s’étant désemmêlés et remis de leurs émotions devant un bon Picon bière au bar américain du Cercle des Explorateurs Enthousiastes, sont extraordinairement volubiles au sujet de leurs mésaventures à la recherche d’Alexander et ce qui s’ensuivit : la Vision d’une Cité perdue et la rencontre fameuse avec ce qu’ils appellent « la Nef des morts » – une très curieuse barque de vingt mètres de long, posée sur de hautes branches dans les terres intérieures.
– … Nous sommes montés jusque dans l’embarcation paralysée par la végétation en grimpant sur les épaules les uns des autres, dit Kloeng, fils de Thorvarld, accoudé au comptoir pour jouer au 421 avec 3 dés en os de baleine.
– Les bancs de nage des rameurs étaient inoccupés, dit Samemundr, fils de Thorvarld, élevant à sa gorge béante la chope dite la Formidable.
– Les avirons avaient été pulvérisés à coup de dents, dit Harldr, fils de Thorvarld, bourrant d’un mélange de cavendish légèrement aromatisé à la vanille sa bouffarde sculptée dans le crâne du Léviathan.
– Il en demeurait des empreintes sur des fragments qui rappelaient des moules de dentier, dit Hrafn, fils de Thorvarld, cirant de graisse de phoque ses bottes de 7 lieues.
– Une grappe de squelettes résignés s’agglutinaient dans le poste de vigie du mât de misaine, dit Ingimundr, fils de Thorvarld, accumulant sur une lourde corde les nœuds marins.
– … dit Blörd-le-muet, fils de Thorvarld, qui ne fait rien de particulier.
– Qu’est-ce que ces gens avaient fui ? dit madame Abigaël, de la Réception, notre Femme-grenouille, qui leur tourne autour par petits bonds flasques.
– Ils ont dû apprendre que vous arriviez, remarque Olga, courtisane du vieux port, spécialiste mondiale de la pipe en saut à l’élastique, enfoncée jusqu’aux épaules sous le bar américain pour y trouver la Worcester Sauce de son bloody Mary ...
... Résumons.
Une tribu de babouins a dû élire l’embarcation comme refuge : ils fuient dans tous les sens à la vue des Thorvarld mais sans se résoudre à rien abandonner, montant allégrement le mât de misaine pour rejoindre le poste de hune où guettent les morts. La passerelle centrale partage les bancs de rame. Il n’y a pas de cale, et les marins ont dû sans doute dormir sur le pont. Un grand squelette morose – un pagne ceignant ce qui reste de ses reins – est lié par du cordage au mât d’artimon.
Une tente sert de cabine au capitaine sur la dunette du gaillard d’arrière. Les Thorvarld doivent baisser leur énorme carcasse, car le refuge est étroit et bas de plafond. Une couche a été roulée pour laisser place à une petite table de campagne où s’amoncellent des cartes. La lumière de la lune est voilée par la toile. Glumr l’Aîné renifle avec méfiance un bol de cire d’abeilles solidifiée. Il n’y a pas de siège et cette atmosphère austère figure assez bien la présence d’un petit homme d’armes perpétuellement debout, le poing crispé sur un planisphère et les yeux perdus dans une sombre volonté de puissance.
Ingimundr, sorti de la tente, examine les cartes à la faible lumière du peu de jour qui subsiste dans la pinède. Il ne se trouve là que des plans de constellations, avec des mesures et des échelles incompréhensibles.
– La Nef des morts a dû voguer dans la Voie lactée avant de s’échouer sur notre terre, nous dit Ingimundr, confidentiel, avant d’ajouter un nœud marin à ses nœuds marins.
Les frères vont quitter l’antique embarcation si inquiétante, quand Kloeng remarque une mallette ferrée repoussée contre un des piquets de la toile. Le couvercle porte le logo bien connu : la petite Sirène du détroit de Behring, son œil clos pour un clin d’œil malicieux – cette signature au bas des réalisations de la grande famille Style, d’illustre mémoire !
– Qu’y avait-il dans cette mallette ? ai-je demandé, levant le nez au-dessus de mes notes.
– J’aimerais mieux pas dire.
Glumr rougit et déjà ses frères prennent la position dite du cercle débonnaire avant le match de rugby ; s’enlaçant les épaules, ils nous tournent unanimement le dos pour se désengager de la conversation ...
... On se reprend.
Ils découvrent – maintenant qu’ils s’y attendent – le même emblème sur les cartes et dans chacune des lattes du pont.
– La barque était pourtant authentiquement ancienne : elle paraissait même vieille comme le monde, dit Glumr.
– L’Arche, la véritable Arche ?… murmure Samemundr.
On ne s’attarde pas à cette perspective prodigieuse. Chacun sait qu’il y a dans les yeux des 7 frères Thorvarld une marque iridiée, nuancée comme un ocelle de papillon, depuis que les frères, par une nuit de formidable orgie, se sont tatoué les armoiries du Cercle dans le bleu azur de leurs iris. Ils gardent rarement le souvenir de leurs débauches : or l’Inattention soutenue préconisée par notre cher président est si intense à cet instant qu’enfin ils voient notre petite sirène dans leur prunelle.
Ingimundr monte au mât de misaine de l’antique navire pour observer l’horizon, se fait de la place parmi les squelettes et les singes, qui dégringolent sur le pont. Il a l’impression que cette étendue aqueuse s’étalant loin vers le Sud, sous la brume irisée par la clarté lunaire, doit être l’étrange mer circulaire qu’a prédite le vieil Aristote, d’après les lectures savantes du professeur Style, mais les brumes se dissipant, à sa grande déception il croit reconnaitre la Méditerranée à ses vagues bleues qui vont trois par trois.
Il lui semble soudain qu’elle avance, il recule d’autant et se retrouve à grand bruit au bas du mât...
[à suivre]