1001 Vies (733) : RUINES-DE-ROME – 21
… Ma famille ? Des gens que je n’aurais jamais dû rencontrer. Mon père s’est remarié aussitôt après l'enterrement de son épouse, il avait de gros besoins, il s’est contenté de nous déménager chez notre voisine. C’était bien mon père, pour sûr, il n’était pas lui non plus un ami de l’action. Ma belle-mère a souvent essayé de me perdre par la suite mais je retrouvais assez facilement le chemin de la maison. Au début, cet échec l’énervait puis elle a fini par me trouver amusant et même sympathique. Comme un chiot malin. Ce fut bientôt un jeu entre nous.
C’est dire si j’étais préparé quand j’ai rencontré le monde des femmes. Je résistais. Il n’était pas facile de m’égarer. Certaines crurent y parvenir en m’épousant. Je leur ris au nez. Bien sûr on essaya le poison – elles m’empoisonnèrent la vie mais j’avais eu Mithridate pour belle-mère, leur poison me renforçait. J’y gagnai d’en accompagner trois au cimetière, la fillette n’était plus là, et je ne manquai pas de les retrouver pour la Toussaint (nous habitions la même petite ville). Ces dames enrageaient, leurs dalles sautaient comme des bouchons de champagne. Ce fut bientôt un jeu entre nous.
C’était le bon temps …
« Si je vais bien, moi-même ? Je ne suis pas sans nouvelles de mon corps ces temps-ci. Vieillir : au moment où on a le plus besoin de forces en avoir le moins ? Quelle stupide ingénierie, l’organisme ! Laissons ça et ne soyons qu’amusements et rires, la vie étant ce qu’elle est : on ne sait pas bien quoi.
Marceau, donc. Vous l’aurez compris, et votre visage soucieux me l’apprend : que sa conversation soit sous l’ombre portée de la mort paraît légitime dans son état. Il faut un peu de réflexion pour s’apercevoir qu’il n’a parlé que de la mort des autres. Il me rappelle la satisfaction de ma grand-mère dont le premier soin matinal est de lire la nécrologie locale dans son quotidien. De quel gloussement intérieur est-elle animée, de quels doux tintinnabulements de clochettes, seul un certain sourire en dit long.
La vie de Grand-Mère, un marathon où qui gagne perd sur une ligne d’arrivée impondérable. Le champ de bataille va se rétrécir autour des survivants. La mort frappera à droite, frappera à gauche, frappera de plus en plus près, ils seront bientôt seuls, ma grand-mère et mon ami, très fiers, puis le champ sera vide et ils n’en sauront rien.
Je l’admets ma fatigue nerveuse aux discours de Marceau a été si extrême que mon merveilleux égoïsme a eu la réaction du ballon d’hydrogène qui se déleste, s’allège et va gaiement batifoler dans les roses nuages ! Mais moi je suis heureux, Marceau ! Moi je suis amoureux ! Je bande, moi ! Je suis aimé, moi !
Oubliez cette indiscrétion. Amoureux, moi ? Oui, j’ai eu cette malchance, mais là je trichais, je faisais le beau, susucre, rien que pour énerver Marceau. Passons. Je crains qu’il ne m’en veuille. Il n’est pas pardonné d’être heureux parmi les morts – ce qui, pourtant, est notre sort commun. »
[à suivre]