Le Pavillon des servitudes – Écrits croisés – 56

UNE SAISON INQUIETE

– Il t’a fuie comme s’il avait un petit commerce à Paris, ton grand homme, dit Grand-Mère, alternant coupes de champagne et parts de gâteau à sa table favorite, près de l’eau, sur le ponton du Café du grand large.

Justine pleura un peu. Elle n’en voulait pas à Mamore qu’il fût si bête ! Elle se doutait qu’il ne saurait pas la quitter ; elle avait bien lu ses livres, il ne savait pas terminer ses histoires. Elle eut un sourire flottant, à la fois surpris, désabusé et vaguement amusé, aux aspects si inconciliables.

– En fait, il n’y a que moi qui aie réussi ma chute.

Après avoir repoussé les doigts poissés de crème de son petit cousin Bruno, elle chercha distraitement dans le carton à pâtisseries qui traînait sur ses genoux, et recueillit une dernière miette du gâteau de son quinzième anniversaire au bout de ses doigts dodus, qu’elle lécha.

– Quelque inattendue qu’ait semblé sa présence dans ta vie, dit Grand-Mère, d’une voix amollie par le sucre, souviens-toi que Mamore sera toujours ce monsieur élégant, un peu gros, singulier, imprévisible, sans doute pas mal timbré, mais amène, fameux, et par ailleurs un mystérieux ami, en somme. Puisque tu veux écrire, n’hésite pas à lui rendre visite si un jour tu vas à Paris. Son livre – Aimable Légère, c’est ça ? – te sera, en somme, la meilleure des lettres d’introduction.

– Je vais prendre un amant boxeur.

Max, le patron du café, tapotant d’un chiffon mouillé sa cuisse velue sous son bermuda fleuri, suivait des yeux un vol de mouettes qui s’abattit sur la falaise de vitres au-dessus du ponton.

– Bon. Il serait temps que la petite trouve chaussure à son pied.

La grande verrière noire du café reflétait la lumière des lanternes à la dunette de la flottille des chalutiers qui prenaient le large et, en surimpression, le front de bébé de sa nièce, ce front bombé, têtu, qu’il aimait tant.

[à suivre]