Le Pavillon des servitudes – Écrits croisés – 59

[Bunuel]

LES AMIS PASSENT LE PORTAIL DU JARDIN DES PLANTES VERT-DE-GRISÉ SOUS LA LUMIERE DES NUAGES

Alex paraît revenir à lui, l’air déçu que ce soit auprès de Fred.

– En somme, ton mal de vivre a enfin un nom ?

Alex hocha la tête rêveusement.

– Elle a tellement ri quand je l’ai surprise seule la veille de sa disparition mystérieuse de l’Institut thalassothérapeutique. Est-ce à cause de l’annonce de mon amour ? Lui a-t-il paru comique ? Douloureusement comique ? Et si elle ne m’a pas dit ce que je représentais pour elle ni pourquoi elle a ri, est-ce seulement parce que je ne lui ai pas demandé ? Comment ne pas comprendre à ce rire fou qu’elle m’aime, bien qu’elle n’en veuille rien savoir, me préférant pour l’instant la troupe sans consistance, la colonie confuse de ses navigateurs ramant en cadence à l’horizon ?

Les amis avaient la tête basse et marchaient, épaule contre épaule. Des cris de singes du zoo montaient par-delà les serres embuées. Les fauves s’énervaient dans les fosses ; insomniaques, agités, ils grimpaient sur les buttes et dans les arbres fossiles. Ils sentaient l’odeur des passants – la présence des nomades.

– C’était donc la fin de la belle aventure ?

– Mais pas du tout ! En disparaissant si étrangement elle a voulu nous donner notre chance ! Notre seule chance !

Alex tourne le dos et ouvre et ferme son parapluie automatique à plusieurs reprises. Enfin, il se ressaisit, prend le bras de Fred et l’entraîne à grands pas sur une volée de marches vers la place Valhubert.

– Sans doute aujourd’hui est-elle trop bouleversée par ce qui s’est passé entre nous cet été-là, sans doute erre-t-elle d’un pays à l’autre, à moins qu’elle ne chevauche farouchement un dauphin dans un parc d’attractions à Las Vegas – ou peut-être vers minuit dans une île tropicale se baigne-t-elle plus longuement que d’habitude, seule sous la lune énorme, le plus au large possible, avec un entêtement enfantin, une obstination boudeuse, révoltée, attendant avec ferveur, avec foi, que je lui apparaisse Nord Sud Nord, pédalant gaiement sur le siège d’un pédalo.

Pacifié, il regarde alors distraitement autour de lui.

Et il rêve de la secourir et de lui tenir amicalement compagnie, la laissant dans ses bras pleurer de belles et lourdes larmes.

Le poète se tait maintenant et semble subitement désuni. Fred se frotte un sourcil. Alex émet ce qui ressemble à un dernier soupir.

– N’était-ce pas la promesse de son sourire quand elle s’est retournée une dernière fois vers moi après notre ultime rencontre, saluant enfin d’un petit signe cette intention malicieuse que je lui avais exposée : être à nouveau parmi les trajectoires possibles en ce monde une surprise étourdissante ?

[à suivre]