Catastrophe lente – 87 et fin
Méritons nos privilèges, ne les décevons pas, arborons-les, certes avec mesure, mais sans modestie inutile. En pelant avec minutie nos grains de raisin : santé, intelligence, culture, bon goût, savoir-vivre, si nous sommes à leur hauteur, il nous sera beaucoup pardonné.
Là-dessus je referme le livre de la Sagesse. L’humanité perdrait beaucoup à ne pas me lire.
Ayant obtenu
– après ce qui aura eu le parcours brisé de la flèche de Zénon –
une idée succincte d’une vie comme on en fait tant,
la mienne,
par l’exemple de mes souvenirs, anecdotes véridiques ou réflexions sensées
– et la voie négative du contre-exemple –
nous avons donc contribué au « bien-être moral, physique et social du lecteur », ainsi que l’OMS définit l’état de santé
– assez peu partagé, quand on y songe, et projet recommandable si on veut faire œuvre morale.
J’espérais mourir seul pour n’abandonner aucune douleur après moi, aucun regret, aucune nostalgie. Je chasserais les miens – et jusqu'à mon concierge. J’ai eu des chiens et des chats. Je n’en voulais plus, car je n’admettais pas que ma mort les délaisse. Je voulais être en quelque sorte mon propre chien, observant sans trop trembler la mort venir à la porte de ma niche.
Le patriarche agonisant au milieu des siens rappelle une pose de transi prématuré,
ses dernières paroles,
oracle très attendu,
roulant dans sa bouche comme les cailloux de Démosthène,
on ne les comprend pas,
on lui demande de répéter,
c’est trop tard.
On interprètera l’oracle favorablement.
J’envisageais un recueillement, lequel ne peut se partager,
une attente calme d’où observer les évènements,
comment le corps se dispose pour la mort, dont il ne sait rien, qui ne lui est qu’un changement d’humeurs, une éventualité organique, une hypothèse alternative mutatis mutandis.
Il s’en moque,
les forces de l’esprit, une fumisterie.
Cette ultime méditation, ce bilan de santé, cet huis-clos noble et serein m’échappe.
il n’est plus question de silence monacal
une conversation se poursuivra jusqu’au dernier moment, dit fatal,
un dernier murmure au bord du sanglot.
un entretien que Prudence poursuivra quelque temps
par nos souvenirs
par mes livres
par la lecture de notre correspondance,
et qui se taira
quand elle sera seule pour sa propre mort
à moins que je ne lui chuchote quelques mots d’encouragement depuis la lune penchée tendrement à la fenêtre de sa chambre.
[fin]