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Publié par Michel Castanier

[Bran Morrighan]

Persistance butée des phénomènes dissipatifs

 

Homo Urbanis De retour de ses vacances dans les Cévennes où il avait pris l’habitude de dire bonjour au moindre promeneur croisé par les chemins Aimé continuait de saluer les passants en tournant en rond dans le square Antonin et il était tenu assez vite pour un fou – un de ces béats contents de vivre, inconsidé­rément affables et réjouis par l’existence de chaque être sur cette planète. Cela lui coûta. Les men­diants lui vidèrent les poches, les femmes eurent des bonds de répulsion scandalisée, des hommes demandèrent pourquoi Aimé les regardait « dans les yeux ». Ainsi a-t-il acquis une réputa­tion, on accourait à la sor­tie de son immeuble pour le huer, on changeait de trottoir à sa vue ou on le laissait effondré sur le bitume avec un foutu cocard à l’œil.

La vie urbaine est un parcours d’obstacles qui fait de vous un homme sensé – ou bien un promeneur du soleil couchant par les jolis chemins fleuris dans les champs où croiser et saluer son semblable.

______

 

Aux terrasses provençales le grésillement des portables a fait fuir les cigales. Assommés d’ennuis, Aimé et sa bière sont à l’écoute de la modernité : Homo Digitalis de synthèse plus soli­taire que jamais parlant à un téléphone. On ne peut douter à son visage satisfait que l’homme à trot­tinette (Homo Trotinetus) domine le monde et Aimé en est très heureux pour lui à condi­tion qu’il ne lui roule pas sur les orteils.

« Nous sommes des possédés, lui dit son stylobille Montblanc.

– La société nous entre dans la tête et se pousse à notre place, dit son carnet d’adresses en moleskine vert artichaut.

– Pour en finir avec l’emprise, il faut s’incarner, dit le sachet de Kleenex.

– S’incarner en vérité », dit la cravate Gucci.

Aimé veut bien, mais qu’est-ce à dire ?

« Le Moi n’est qu’un concours de circonstances. Pas la peine d’en faire toute une histoire.

– Chaque soir brosser son dentier.

– Epousseter son cœur.

– Savonner ses artères.

– Huiler son pacemaker.

– Polir sa prothèse mammaire.

– Chaque matin briquer ses pensées.

– Changer ses dessous intellectuels.

– Cirer ses escarpins Louboutin.

– Sortir – comme on se jette », conclurent ses lacets.

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En vérité, Aimé est rejeté, progressivement exclu, repoussé derrière les portes du cimetière qui se ferment sur lui. – Pour­quoi pas ? Trop de para­sites ulcèrent le bon goût et même le bon sens. Il ne se recon­nait plus dans grand-chose et il n’est plus grand-chose pour le reconnaître, acceptons-le. On est un exilé du temps, on se retrouve avec l’âge dans un écart tempo­rel,

en stase,

une sorte de temps de l’ascenseur immobilisé entre deux étages,

un pur­gatoire fastidieux, comme il se doit.

L’avenir a tout du gou­lot d’étranglement.

______

 

La garde-robe d’Aimé n’a pas son pareil pour avoir son opinion à peu près sur tout.

« Le futur de l’espèce humaine n’est pas plus encoura­geant.

– Après avoir été confondu avec une boîte de poivrons, un employé sud-coréen vient d’être tué par un robot dont il inspectait l’état.

– Cataclysme nucléaire, cli­matique ou légions d’androïdes marchant au pas de l’oie menacent la survie du pré­cieux genre humain. »

Déjà un coin de la page où j’écris se corne sous la flamme de la fin du monde. Le crépus­cule finit de noyer d’ombre Aimé, mais les vitres du Bistrot de l’Horloge s’éclairent dans son dos.

Laissons ça, le cher homme tourne grincheux, vieux refoulé, méchant homme. – Que faire ? Il a bien sa petite idée. Autant prendre de la distance avant d’être distancié.

Ce déploiement de pensée l’ayant complè­te­ment épuisé, plutôt que l’effort labo­rieux d’avoir à grimper les gradins des Arènes locales pour se jeter dans le vide et tomber à l’arrivée sur un maximum de per­sonnes, il essuie son front trempé des sueurs d’une réflexion soutenue et reprend une bière de Noël.

 

 

[à suivre]

 

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