Une saison inquiète II – Des nouvelles de la mélancolie (5)
Tartare
La police des mœurs a recensé dans notre ville de province un grand nombre d’émotions et pensées profondes réparties entre 2 terrasses de café ombragées par des parasols publicitaires et 1 square rond sous des chênes-lièges.
Aucun montage n’a été satisfaisant.
C’est un casse-tête.
Un peu comme dans ces portraits reconstitués à partir d’une boîte de puzzle où il se trouverait par mégarde quelques pièces en trop
(des pièces relevant d’un autre portrait ou paysage ou monochromie),
la Ligue des vertus littéraires est peut-être en présence de considérations, péroraisons, plaintes et soupirs surnuméraires.
On s’interroge.
Identifier ces éléments en surplus et les adapter entre eux, serait-ce inquiétant ?
Un individu supplémentaire apparaîtrait ?
Quel être terrifiant ?
Et pourquoi pas plusieurs ?
Une légion ?
Ou un dieu ?...
Ou bien des pièces manquent. Ce n’en est pas moins pénible à envisager. La police des mœurs frôlerait les frontières de la folie.
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Le vent souleva une toile d’araignée logée dans les nuages et il redistribua savamment les étincelles de soleil et l’ombre du balancement d’ombres de mouches sur les épaules des clients à l’intemporel Bistrot de l’Horloge, Tour de l’horloge. Ayant constaté que la pluie menaçait, mais que ce serait bon pour nos potagers, les habitués des lieux s’accordèrent à critiquer le nouvel Esprit du temps.
« Plus aucun livre lu, plus de regards rêveurs portés sur les passants, en particulier moi.
– Plus de sourire de complicité féminine en se croisant, – non, des têtes courbées sur un écran tactile.
– Des gens qui s’esclaffent et parlent haut.
– L’inculture qui se généralise en navrant Homo Sapiens Sapiens à l’esprit ripoliné.
– L’usage perdu de l’esprit critique.
– La violence à fleurs de peau et sa petite monnaie : l’incivilité.
– Les publicités surexcitées qui nous tiennent pour des imbéciles, à juste titre.
– La stupidité hystérique des persuasions politiques qui laisse hébété.
– Les divertissements qui nous encoconnent l’esprit.
– Le goût de ce qui est bas.
– Heureux l’insecte fameux qui naît, éjacule et meurt !
– Chez nous il n’y a que le pendu qui ait un peu de cette chance. »
On commanda une nouvelle tournée.
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Comme chacun sait, l’araignée-banane n’a de conscience qu’à l’agitation menue des mouches qui secouent sa toile. Occasion d’un peu moins d’indifférence, les soubresauts des fils de soie qu’elle observe avec réticence puis une vague curiosité.
Ainsi le comédien de lui-même qu’est un client aux terrasses méditerranéennes est-il une malheureuse marionnette qui s’agite à la moindre présence alentour – activité tirée par des ficelles sans qu’il en sache rien.
Il serait son propre public s’il maintenait haute la garde de sa vigilance et il restreindrait du moins cette agitation désarticulée, – mais le plus souvent il bouge sans conscience, et le marionnettiste qui le manipule
– modestes compagnons de vie, aimable commerçant, telle femme charmante posée à trois tables de là, ou bien ma propre discrétion derrière café au lait et carnet de notes –
le manipulateur est lui-même empêtré dans son propre réseau de ficelles qui,
immanquablement,
s’emmêleront entre elles ou à d’autres écheveaux et finiront,
enchevêtrés,
dans une brusque altercation à la propre surprise des vieux amis,
dans une rupture coléreuse sans beaucoup de raisons apparentes avec le garçon de café,
ou dans passage à l’acte sexuel sous une table,
activité incongrue,
car unanimement réprouvée à la terrasse d’une ville civilisée, ne rêvons pas,
dans une phrase mal conçue qui erre et s’embrouille sur ma page pâle de honte,
Trahissons les coulisses des cieux. Le maître des pantins est une énorme araignée se glissant de nuage en nuage, noire présence ricanant ou le plus souvent ennuyée, menant le manège humain du bout de ses huit pattes en vue d’un peu se distraire entre deux tasses de thé avec un lait de nuage, sans jamais se demander qui est au plus haut des cieux l’araignée de l’araignée-banane – le maître du maître.
[à suivre]