Une saison inquiète II – Des nouvelles de la mélancolie (8)
Il est urgent d’être dépressif
Il faut convenir qu’il ne m’est jamais rien arrivé que par les femmes, à commencer par maman sans qui je ne serais pas né. Elle parlait sans cesse, imaginez donc : elle parle, et rit – d’un rire de jument heureuse ; je suis assis près d’elle dans le landau sous le tilleul expansif qui neige au-dessus du bac à sable des enfants dans un square miteux ; et maman parle également de tout et sans cesse, la mâchoire crispée et les pieds qui s’agitent, elle parle et rit de ce qu’elle dit – d’un rire qui écume au mors – elle parle de grenouilles aux grosses cuisses importées d’Amérique centrale qui dévorent les poissons et les oiseaux locaux, et elle parle, elle le sait de source sûre en tant que cartomancienne : les hommes maîtriseront bientôt tous leurs problèmes, et elle parle de l’humanité décryptant le génotype humain avec la contribution des mémoires de tous les ordinateurs du monde...
Somnolent sous le tilleul, je fais un haïku dans un bref moment de silence.
« La force du tilleul médite la tisane. »
Ce sont mes premiers mots.
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Comme vous pouvez le supposer, quand maman vint à mourir j'en fus extrêmement soulagé et j'expliquais ce soulagement à mon père, décrivant avec minutie mes sensations avant de les noter dans mon cahier d’écolier vert amande à grands carreaux sympathiques, me félicitant de cette clarification, manifestant à l’égard de mon jugement critique le plus vif contentement. Il m’a regardé comme un monstre, cela ne me changeait pas.
Je suis alors dans ma dixième année et j’ai des goûts simples mais obstinés : quand je serai grand, être gardien de phare, ou de nuit. Je ne suis pas un ami de l’action. Je ne pense qu’à ça, jour et nuit. Garder la lumière ou garder la nuit, je suis ainsi, jamais de juste milieu. J’en avais oublié de garder maman, on ne peut pas penser à tout. Cette veille nocturne dans une fabrique ou dans une lanterne pour passer la vie en attendant mieux était un travail qui ne m’aurait pas déplu, tranquille, ponctuel, une certaine façon d’être fonctionnaire avec la sécurité de l’emploi, et une forme de folie en bonnet de nuit. Je n’avais déjà aucun goût pour la petite société du cirque mondial.
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Papa n’avait pas pu être des siens pour l’enterrement de maman. Il était chez sa voisine. C’était un samedi matin. Le temps était nuageux dans l’ensemble de la rue, la pluie ténue mais soutenue. Elle sympathisait. J’ai imaginé qu’un beau jour je suivrai seul mon propre cercueil comme je le faisais pour la mort de maman. Aucun véhicule ne formant cortège, le croquemort m’a fait asseoir avec lui sur le siège avant du fourgon funéraire. Il y avait déjà une petite fille. C’est la sienne, croyait-il. Il l’amènera à l’école au retour. Son visage est oblong, elle ne sourit pas, elle doit avoir une consigne. – Je déteste les petites filles.
À notre retour du cimetière, il y avait de la brise dans les chênes-lièges du square Antonin le Pieux à 10h43.
[à suivre]