Une saison inquiète II – Des nouvelles de la mélancolie (7)
Il est urgent d’être dépressif
Il faudrait s’admettre.
Ce serait aussi admettre l’âge. Et la mort. La mort origine de nos angoisses quelles qu’en soit la forme symbolique. L’échec. Le don trahi. La rupture amoureuse. La déception. L’abandon.
Rien ne prédispose plus à se prêter beaucoup d’avenir. Il n’est plus de temps à perdre, se coucher dans l’herbe du square, les mains sous la nuque, et regarder les nuages passer. Mystère d’être, nouveau nom de Dieu, pas mieux entendu aujourd’hui. Ce moment où Saint François comprend le langage des oiseaux ! Parler à mon tour le babillage des moineaux !
– Sans avoir l’air gâteux, bien sûr.
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Ainsi s’exprimait mon ami Barnabé, propriétaire des Pompes funèbres Barnabé, qui avait cru voir dans son enfance le bleu du Ciel depuis le siège d’un corbillard – une ecchymose – et qui ne s’en était jamais tout à fait remis. Il se peut que ces propos tenus en partageant mon banc favori au square Antonin, soient un instant de faiblesse, le passager renoncement à toute une vie d’austère rigueur intellectuelle, – mais rien n’est sûr et, connaissant ce grand sceptique, je penchais plutôt pour du double sens, la brûlure du second degré, des étrangetés de filou, car, ce disant, Barnabé montrait à peu près autant d’émotion qu’un métronome.
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Je suis né déprimé, par bonheur, me disait-il. La morosité me va comme un gant de soie. La mélancolie approfondit mon regard. Cela donne un chic fou, un air de mystère qui impressionne.
Qui est cet homme-là ?
Pourquoi ce voile de tristesse dans le regard, en effet ?
Un chagrin d’amour, forcément, qu’il sera si touchant de consoler.
Ou une pensée riche de conséquences pour le genre humain.
Penchons-nous pour écouter …
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Génétiquement programmé pour être un homme – haute avancée des épaules – d’où mystérieusement s’ensuit des longs bras – un front haut – mise sur orbite par Dieu d’un être en proie à sa liberté : tant de siècles de nécessité, pour un instant de choix ? – Laissez-moi rire, cher Augustule. Cette marotte de nous prendre au sérieux explique combien le goût de discerner des complots un peu partout est si répandue et la preuve d’une merveilleuse confiance dans l’humanité. Du moins quelques-uns tiennent la barre, ordonnent le monde, font bon usage des imbéciles, savent ce qu’ils disent ou taisent et comptent les sous. Ainsi la raison triomphe en dernier lieu. Cet univers bien ordonné où l’Homme aurait toujours le dernier mot témoigne d’une candeur qui enchante et d’un goût rassurant pour l’art romanesque.
Mais je vous égare. – Très tôt, dès mon berceau, je suis quant à moi assez réticent au sujet de notre avenir et j’y vois plutôt la main d’un génie malveillant secouant mon berceau du bout de sa griffe. Dès lors j’ai été tenté par la mort subite du nourrisson. Ils ont raison ces bébés, c’est mieux ainsi, c’est toujours mieux. Que d’autres qu’eux fassent meilleur usage de leur seule chance d’en finir discrètement, on les comprend.
Du désordre permanent qui entoure ma litière
– cette agitation bizarre, l’alternance insensée de visages ahuris, la foire d’empoigne pour me chatouiller les petons –
je déduis, désabusé, ce qu’est le struggle of life familial et que le monde autour du doux foyer ne vaudra pas mieux,
– on en voudra à mon corps, à mon cœur, à mes orteils, les femmes comme les chefs d’entreprises.
J’anticipe avec stoïcisme à l’état de mes langes la dégradation du climat et l’inconséquence de nos dirigeants. Je pressens à l’irrégularité du passage de mon biberon au-dessus de ma tête,
sorte de lune erratique,
ce que seront les grandes famine planétaires.
Le sevrage puis la perte définitive de ma tétine me faisait estimer inévitable une expansion de la guerre économique et la venue imminente d’un krak économique mondial.
J’entrevois la montée abusive de la démographie dès la naissance de ma petite sœur.
Qu’elle ait droit à plus de bananes que moi me fera clairement entrevoir ce qu’est la corruption du pouvoir et les secrètes menées du féminisme.
La difficulté pour me faire comprendre,
et d’ailleurs mon désespoir quand je comprends ce qui m’est répondu,
si indigent,
m’en apprend beaucoup au sujet du futur bug planétaire.
La police ne m’arrêtera pas pour excès d’optimisme.
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J'admets, en revanche, n’avoir pas su prévoir la pire des cohues, le plus grand imbroglio, le méli-mélo fatal, le tohu-bohu – que je laisse à nos chères épouses le soin d’imaginer, elles en connaissent un bout. Les plus futés d’entre nous – rares – en déduisent assez tôt qu’elles auront inventé l’amour à leur seul usage. Elles approuvent et leur sourire nous dit qu’elles pardonnent tant de jugement. – On ne peut pas toujours être intelligent, cela fait souffrir. Il aurait mieux valu ne pas l’être : autant ne rien comprendre à rien, l’imbécile se satisfaisant de peu. D’ailleurs, la plupart des cosmologies nous le font remarquer : à l’origine du monde il y a déjà une catastrophe, non pas les femmes, ces malheureuses, et leur goût bizarre pour la Connaissance du bien et du mal – mais la conscience, sortie du Paradis animal par la porte de service. La collapsologie donne raison au Déluge : l’espèce humaine est une maladie en stade terminal.
[à suivre]