Une saison inquiète II – Des nouvelles de la mélancolie (9)
Il est urgent d’être dépressif
Ma famille ? Des gens que je n’aurais jamais dû rencontrer. Mon père s’est remarié aussitôt après l’enterrement de son épouse, il avait de gros besoins : il s’est contenté de nous déménager chez notre voisine de palier. C’était bien mon père, pour sûr, lui non plus n’était pas un ami de l’action. Ma belle-mère a souvent essayé de me perdre par la suite, mais je retrouvais assez facilement le chemin de la maison. Au début, cet échec l’énervait, puis elle a fini par me trouver amusant et même sympathique. Comme un chiot malin. – Ce fut bientôt un jeu entre nous.
C’est dire si j’étais préparé quand j’ai rencontré le monde des femmes. Bien que très attiré par la chantilly de leurs dentelles je résistais. Il n’était pas facile de m’égarer. Certaines croyaient y parvenir en m’épousant. Je leur riais au nez. Bien sûr on essayait le poison – elles m’empoisonnaient la vie mais j’avais eu Mithridate pour belle-mère, l’arsenic me renforçait, elles n’eurent pas autant de chance. J’y gagnais d’en accompagner trois au cimetière, la fillette n’était plus là. Je ne manquais pas de les retrouver pour la Toussaint (nous habitions la même petite ville, pourquoi aller plus loin, ailleurs ce serait pareil). Ces dames enrageaient, leurs dalles sautaient comme des bouchons de champagne. – Ce fut bientôt un jeu entre nous.
C’était le bon temps.
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Aujourd’hui plus âgé, plus avisé, plus sage, sans doute aussi plus fatigué, j’ai moins d’entrain, de dynamisme et d’ardente énergie. Aujourd’hui où le grand âge est une oubliette, de grands pans de ma mémoire ayant apparemment fait naufrage, il m’arrive de m’égarer en moi-même, me chercher, me retrouver, mais est-ce moi que je trouve ? ou est-ce un autre que je ne savais pas être.
Ainsi, posé comme un oiseau migrateur sous les frondaisons agitées des chênes-lièges de notre square, m’est-il arrivé de revenir à moi dans une autre mémoire : je suis le barde Algernon Greystock qui a longtemps vécu en Armorique, j’ai une belle barbe blanche fleurie de myosotis et un redoutable accent gaulois qui rend assez peu compréhensible ma poésie celtique, je me souviens des lochs froids de mon enfance et d’une certaine petite Abigaël aux tresses jaunes et que je n’ai jamais aimé qu’elle. – Vous n’en doutez pas, Abigaël est le nom de la fillette du croquemort.
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Dans les dîners en ville où nous nous retrouvons si souvent, vieux pique-assiette, si j’ai toute ma tête j’entretiens volontiers les convives de sujets les plus divers, parfois même d’une façon assez pointue, admettez-le, car je suis extrêmement cultivé, mais courtois : je cache de temps à autre une pouffée de rire préventive sous ma paume si un de mes mots trop savant outrepasse le bon ton de la conversation ordinaire. – En revanche je ne parle jamais d’Abigaël.
Même en gallo-romain.
Non, n'insistez pas.
Je m’interdis même d’y penser. La fâcherie est l’expression parfaite de notre amour. Si Abigaël, de son côté, qui m’avait snobé implacablement dans la voiture du croquemort par un beau temps de pluie, s’était précipitée devant mes pas pour se jeter dessous à la sortie du cimetière (tout bien réfléchi, il n’y avait eu que moi de vraiment fréquentable au cours du trajet), c’est qu’elle m’aurait moins aimé.
En fait, je ne peux pas prétendre me souvenir bien d’Abigaël, il y a si longtemps, elle m’est le signe hermétique d’un événement divin,
une sorte de hiéroglyphe
– trace de plante, de dieu ou d’animal mythologique –
l’intuition mystique que quelque chose aurait pu se passer, qui ne soit pas seulement les Pompes funèbres Barnabé, m’est un regret, un peu abstrait, plutôt qu’un chagrin, souvent je me le reproche et ce reproche même est la seule expression d’amour que je connaîtrai jamais.
[à suivre]