Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : le Multiplicateur de terres – 1

À Edward John Smith, dit Roi des tempêtes et infortuné capi­taine du Titanic

Un point d'Histoire

La sirène du détroit de Behring : départements historiques du Salon Godefroy [cote REC]

Les collections d’Erasme – Phénomènes, Espèces rares et Prodiges de la colère de Dieu – acquièrent une grande renommée en l’an 1615, lorsque Godefroy Style – médecin particulier du Roy de France et vendeur ambulant d’almanachs et d’éphémérides pieuses, de baromètres et de lorgnettes de toutes dimensions – fait la connaissance d’un marin norvégien au fond de l’estaminet dit de la Baleine bleue, dans un port de pêche boréal.

L’énigmatique marin, qui s’appelle Aloysus, quartier-maître du Mélancholia, a quelque mal à céder pour une dizaine de florins une certaine mallette aux ferrures rouillées par le sel. Le meuble mystérieux est une glacière assez sophistiquée conçue par Armand, glacier du roy, selon la signature gravée sur le couvercle en bois de santal. Dès qu’il accepte le marchandage qui le sépare à jamais de son précieux coffre, Aloysus, les larmes aux yeux, se maudit jusqu’à la soixante et dix-septième génération avant d’aller perdre sa fureur parmi les perroquets des marins et les filles fardées qui se perchent au comptoir de la taverne.

Le pain de glace logé dans l’astucieux compartiment a été découpé dans le cœur d’un iceberg du détroit de Behring. Un peigne et un miroir sont déposés à l’intérieur de la minuscule chambre froide, aménagée comme un coquet boudoir de dame. Le certificat d’authenticité délivré par un naturaliste apothicaire de Bruges est affiché sous verre à l’entrée de la roulotte de la Genèse.

Des observateurs, après avoir payé leur dû et monté les marches, remarquent à voix basse qu’Eugénie la petite Sirène (elle fait douze centimètres de long) a la queue « tachetée comme celle d’un maquereau ». – Mais sa bouche triste figée dans la glace (sanglante à cause de la lèvre déchirée par un hameçon) impressionne le public.

Un grand succès d’estime précédé les tournées de la merveilleuse roulotte dans le grand et beau royaume de France.

Discours dit du doux crétin

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La seconde semaine de notre présence à Rose-les-flots s’achève ; dans l’ensemble c’est un franc succès et ce sont de vibrants sifflets et des hourras ! sans fin qui soulèvent l’Assemblée.

L’Astre de la science en­tre dans la vaste salle Scott-Amundsen, des rouleaux de parchemins sous le bras. Le prestigieux savant est en tenue légère de yachtman, parfum Eaux jaunes de Christian Kappeduce, quelques blocs-notes satu­rés de mots dépas­sant des multiples poches de sa veste de brousse, pas­sée sur une épaule.

L’Astre est soucieux.

Il joi­nt les mains et re­monte ses épaules, les jam­bes écartées au milieu de la moquette polypropylène antistatique jaune.

– Il m’est venu une idée !

Un murmure d’inquiétude parcourt l’assistance.

L’inestimable explorateur rap­pelle en préambule une des pen­sées fondamen­tales qui ont présidé à l’activité soute­nue des Explorateurs Enthousiastes.

– Nous faisons ce que nous faisons pour savoir ce que nous faisons, dit ce gonfalonier des temps mo­dernes. Si nous sa­vions ce que nous fai­sons nous ne le fe­rions pas.

Le professeur Ulysse S. Style expose avec concision mais cha­leur ce que seront à l’avenir son absence de programme et les nouvelles activités maritimes du Cercle. Il mar­che d’un pas vif en long et en large sur la mo­quette. Il dit :

– J’espère que je me fais bien comprendre, mes doux amis.

L’euphorie parmi nous est à la mesure de « l’œuvre gran­diose qui exigera une certaine participa­tion intel­lec­tuelle de l’ensemble de nos équipes », précise le guide su­blime, caressant du bout des doigts son animal fami­lier, qui, sans doute ef­frayé par le bruit, s’est blotti dans la poche gauche de son pantalon.

– Faites connaître mes propos et suivez mes pas, dit Ulysse en conclu­sion.

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Une immense ferveur salue son départ. Or, un enfant qui a une tête tout à fait sympa­thique arrête le professeur dans son élan.

– Tu vas te promener ?

– C’est le cas, mon garçon. Veux-tu toi aussi connaître les Territoires in­termédiaires de l’Inattention soutenue ?

Ce petit imbécile secoue vigoureusement la tête.

– Pas du tout.

– Tu as tort. Prends par la place Saint-Marc, de­vant la gare routière jouxtant la salle de squash du Centre spor­tif muni­ci­pal, là où il n’y a que des places de sta­tionne­ment, les cages en verre des abribus et une étroite plate-bande circu­laire au­tour d’un réverbère à caméra LT130 avec détecteur de mouve­ment à 380 de­grés, et là, tu verras un arbre millé­naire, et sous cet arbre se tient une Créature Extraordinaire, dans la mousse jusqu’au nez… Tu n’avais rien vu jusqu’à présent, doux crétin ? Re­tourne-y et tu ver­ras mieux.

Personne n’allait retrouver le doux crétin.

Département de l’ingénierie. Nom de code : Erasme

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Les quais du vieux port de Rose-les-flots ont tou­jours été une limite à nos explora­tions. Il en est autrement avec la pé­riode faste des grands voyages océaniques qui allait suivre sous l’influence illumina­trice de notre président. On occupe pour l’occasion en grand secret l’îlot 101 au large de Rose-les-flots une fois qu’il est sécurisé par la garde rapprochée des frères Cubitus, nos Hommes forts, originaires de Byzance, que connurent les Argonautes. On évide un tronc d’acacia dans un coin de plage. On construit un chantier naval autour du tronc. On met le précieux proto­type à l'eau.

Au bout de quelque temps, avec un cer­tain bon sens, il s’auto-dégrade.

– L’ordre n’est qu’un moment du désordre, nous rap­pelle Style.

L’Assemblée elle-même, qui en a pourtant vu d’autres, se per­d en conjec­tures sur l’usage réel de cet ob­jet aléa­toire, se­lon le mot du président qui fait fureur chez les plus influen­çables d’entre nos explorateurs.

On s’y reprend. L’œuvre est entreprise sans plan, sans équerre, sans règle et sans compas, la ligne droite im­por­tant peu, se­lon la sage le­çon de l’immortel savant ; aucun plan n’a été établi, au­cun fil à plomb employé, on con­struit de travers et sans préjugés, au ha­sard et à tâtons, si bien que tout le résultat paraît à l’œil ina­ccoutumé à la complexe conception du Désordre dynamique discordant et in­compréhen­sible jusqu’à ce qu’il lui soit enfin donné un nom.

Aussitôt l’Archétype propage en tous sens ses pièces, éléments et véhi­cules, et dans ce parfait désordre (confir­mant le point de vue en­thousiaste de notre grand savant) une architecture par­faite s’auto-organise.

– Qu’est-ce que c’est encore que ça ? demande monsieur Arsène, l’homme-caméléon, qui se dégage à grand peine d’une bitte d’amarrage.

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Il est beaucoup de monde au Cercle pour mettre en doute l’exis­tence d’Arsène, originaire de la tribu des Huaorani dans la partie amazonienne de l’Equateur, avant que cet être en prin­cipe dis­cret ne sur­gisse du néant pour po­ser une ques­tion judi­cieuse, en cra­chotant des parti­cules de sa­live qui ex­plo­sent sur le vi­sage dans une bruine d’embruns.

– Un de nos trucs. Tu sais bien, dit Corentin Blanchard, responsable géné­ral des Voyages, s’essuyant le front du revers de la main.

Le Cercle est en émoi.

– La superficie du truc est prodigieuse !

– La cave à vins a une profondeur incalculable !

– Il est vrai que les progrès de la pensée en ce siècle hardi sont confondants ! dit monsieur Bug, le doyen de nos action­nai­res.

Nos équipes ont fait des prodiges et se sont permis des au­daces qui stupéfient le monde. Les premiers expérimentateurs de notre création – une équipe sévèrement sélectionnée – ne reviennent pas de leur sur­prise.

– Partons ! Partons ! Partons ! clame l’Assemblée avec une stu­péfaction émue.

– Il est impossible de nommer ici tous ces héros : les pion­niers du voyage moderne ! déclare notre cher dirigeant. Nous sommes tous – j’y insiste : tous – du voyage. Dites adieu à vos amis de ce sympathique petit port. Nous quittons Rose-les-flots, peut-être sans espoir de retour, mes chers enfants. Qui sait où allons en Désordre dynamique, Inattention soutenue et Hasard bienheureux ?

Les amarres sont larguées. L’enthousiasme ne connaît plus de bornes. Au grand contentement de Monsieur le Maire de Rose-les-flots, la merveil­leuse caravelle – l’Erasme – quitte le berceau de bois du chan­tier na­val.