Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : le Multiplicateur de terres – 3
Faits légendaires et Actes inouïs
1
À cette époque héroïque l’expédition Marco Polo, chargée de mener campagne dans notre énigmatique petit port d’attache, prend par la rue nommée « du Commerce » et dépasse la place du marché.
Selon ce qui m’a été rapporté, elle poursuit sa reconnaissance dans un vaste comptoir commercial en périphérie. Ce sont alors, après les larges portes en verre, un froid de glace, des sons inouïs, une cacophonie de chants et de cris inquiétants, des ordres ou des susurrements sans doute venus de ces « ténèbres du cœur humain » dont parle la Bible. Les Marco Polo – bien qu’extrêmement affectés par une telle déstructuration du monde – franchissent les rangs des caisses et poursuivent leur chemin par l’allée des surgelés, s’avancent toujours plus loin, malgré les périls, mais, après bien des péripéties inouïes, ces hommes éclairés nous reviennent navrés.
Les créatures extraordinaires que nous a vantées l’étourdissante pensée de notre guide se reculent, à peine entrevues, et disparaissent, sans doute sous l’effet de la déception, derrière les soupes lyophilisées ou la lingerie fine. On déplore notamment au bar américain du Cercle qu’elles aient des figures aussi peu affirmées et soient dotées de si peu de bon sens. Elles n’ont pas de contour défini et, selon l’avis général, ne sont que de pauvres formes transitoires qui n’atteignent pas au noble statut d’idées.
Existent-elles seulement ? Alexander Borgrave, le poète officiel du Cercle, avance qu’elles n’existent pas tout à fait parce qu’elles n’ont pas de nom. C’est habile. On se perd en supputations.
– Peut-être ont-elles elles-mêmes de la peine à vous distinguer en tant que concepts ? suggère Corentin Blanchard, se touchant les sourcils du bout des doigts.
C’est alors que notre inestimable savant passe à vive allure, accompagné des médias locaux intrigués, au retour de son jogging sur le môle. Une petite laine au cou pour se protéger du vent du large, cet homme qui a le don de voir à travers la terre dit :
– Je crois que je commence à comprendre, mes doux amis… Fugitivement entrevues par les interstices favorables dans les dunes ou à la sortie des lycées, de superbes créatures existent, certes, d’une façon étonnante, mais ces petits paniers à lentilles ne sont pas tout à fait ce que nous cherchons, TAS DE TOURISTES !
L’inoubliable savant reprend sa course, suivi de la presse à petites foulées et caméras embarquées.
2
La plupart de ces êtres étranges, fugitivement entraperçus, n’ont de toute manière aucune conversation, selon les derniers rapports, à moins que leurs épouvantables grimaces n’en aient tenu lieu.
– Nous avons voulu expliquer l'état de nos connaissances et l'avancée de notre civilisation, celle-ci étant une réussite incontestable, déclare un des explorateurs. Ces créatures incrédules se contentent de tirer la langue en réponse, si elles ont une langue, ou, si elles ont des yeux, elles appuient de l'index avec force sur le bas d'un de ces yeux pour l'écarquiller. Est-ce que vous croyez ça ?
L’orateur, le regard perdu et pourtant de plus en plus brillant, frotte ses paumes l’une à l’autre avec minutie, comme s’il s’assurait de leur consistance.
Toutefois – ce qui tempère la désillusion générale – il n’est pas superflu de préciser que ces Créatures ne sont pas agressives, mais elles ne se montrent pas non plus très intéressées. Les Explorateurs Enthousiastes, usant du langage vernaculaire, s’expriment à leur tour avec nombre d’abominables contractions du visage ; certains en deviennent beaux, mais leur bonne volonté n'a pas d’autre résultat notable.
3
Il est alors réservé à Mathieu le Tatoué, dresseur de caniches savants, une amère surprise.
Le Cercle se réveille. La mer irise de brume la lisière sombre des mâts. On s’aperçoit enfin que Mathieu, célibataire farouche, a découché.
On le récupère complètement nu, aux environs de midi, sur le front de mer, semblant se protéger du soleil autant que possible alors qu’en fait il tente plutôt de passer inaperçu – sautillant d’un parasol à l’autre, rampant sous les arcades, filant à quatre pattes le long des magasins qu’un front de plantes grasses abrite, hagard, tout confus, ayant perdu tout repère. Il a la peau blanche et comme purifiée en l’absence de ses tatouages, mystérieusement disparus. Il pleure sur la poitrine du docteur Triton, psychologue de crise, balbutie en lui touchant la joue : « Ne plus voir cette Créature permettrait sans doute de n’en être plus vu, non ? » et il tente de déstabiliser son système sensoriel en sens inverse et le rendre aux anciennes coordonnées de notre univers connu. Le procédé devrait agir – par un effet de navette assez naturel. Il n’en est rien, et Mathieu s’évanouit dans les bras du toubib qui regarde autour d’eux sans voir grand-chose de notable.
– Quelle créature ?
Cependant, cette heureuse diversion sauve sans doute la vie de Mathieu, car ce qu’il a croisé est quelque chose d’extraordinaire, d’infiniment extraordinaire, de si extraordinairement extraordinaire qu’il n’aurait réussi à y survivre.
#série littéraire #fiction mystérieuse