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Publié par Michel Castanier

Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : le Multiplicateur de terres – 3

Faits légendaires et Actes inouïs

1

À cette époque héroïque l’expédition Marco Polo, char­gée de mener campagne dans notre énigmatique petit port d’attache, prend par la rue nommée « du Com­merce » et dé­passe la place du marché.

Selon ce qui m’a été rapporté, elle poursuit sa reconnais­sance dans un vaste comp­toir com­mercial en péri­phérie. Ce sont alors, après les lar­ges portes en verre, un froid de glace, des sons inouïs, une ca­copho­nie de chants et de cris inquiétants, des ordres ou des susurrements sans doute venus de ces « ténèbres du cœur humain » dont parle la Bible. Les Marco Polo – bien qu’extrêmement af­fec­tés par une telle dés­tructuration du monde – franchissent les rangs des caisses et pour­suivent leur chemin par l’allée des surge­lés, s’avancent toujours plus loin, mal­gré les pé­rils, mais, après bien des péripéties inouïes, ces hommes éclairés nous reviennent navrés.

Les créatures extraordinaires que nous a van­tées l’étourdis­sante pen­sée de notre guide se re­cu­lent, à peine en­trevues, et dis­pa­rais­sent, sans doute sous l’effet de la déception, der­rière les soupes lyo­phili­sées ou la lin­ge­rie fine. On dé­plore notamment au bar américain du Cercle qu’elles aient des figu­res aussi peu affirmées et soient dotées de si peu de bon sens. Elles n’ont pas de contour défi­ni et, selon l’avis géné­ral, ne sont que de pauvres formes transi­toi­res qui n’attei­gnent pas au no­ble statut d’idées.

Exis­tent-elles seulement ? Alexander Borgrave, le poète officiel du Cercle, avance qu’elles n’exist­ent pas tout à fait parce qu’elles n’ont pas de nom. C’est ha­bile. On se per­d en sup­pu­tations.

– Peut-être ont-elles elles-mêmes de la peine à vous dis­tin­guer en tant que concepts ? suggère Corentin Blanchard, se tou­chant les sour­cils du bout des doigts.

C’est alors que notre ines­timable savant passe à vive allure, accom­pagné des mé­dias locaux intrigués, au retour de son jog­ging sur le môle. Une petite laine au cou pour se protéger du vent du large, cet homme qui a le don de voir à travers la terre dit :

– Je crois que je commence à com­prendre, mes doux amis… Fugitive­ment en­trevues par les in­ters­tices favo­rables dans les dunes ou à la sortie des lycées, de su­perbes créatures exis­tent, certes, d’une fa­çon étonnante, mais ces petits pa­niers à lentilles ne sont pas tout à fait ce que nous cher­chons, TAS DE TOURISTES !

L’inoubliable savant reprend sa course, suivi de la presse à pe­tites foulées et caméras embarquées.

2

La plu­part de ces êtres étranges, fugitivement entraperçus, n’ont de toute manière au­cune conver­sa­tion, selon les derniers rapports, à moins que leurs épou­vantables grima­ces n’en aient tenu lieu.

– Nous avons vou­lu ex­pliquer l'état de nos connais­sances et l'avancée de notre civi­lisation, celle-ci étant une réus­site incontestable, déclare un des explorateurs. Ces créatu­res incré­dules se conten­tent de tirer la langue en ré­ponse, si elles ont une lan­gue, ou, si elles ont des yeux, elles ap­puient de l'in­dex avec force sur le bas d'un de ces yeux pour l'écar­quiller. Est-ce que vous croyez ça ?

L’orateur, le regard perdu et pourtant de plus en plus bril­lant, frot­te ses paumes l’une à l’autre avec minutie, comme s’il s’assurait de leur consistance.

Toutefois – ce qui tempère la dé­sillu­sion géné­rale – il n’est pas superflu de préci­ser que ces Créatures ne sont pas agres­sives, mais elles ne se montrent pas non plus très intéres­sées. Les Ex­plo­rateurs Enthousiastes, usant du langage ver­naculaire, s’expriment à leur tour avec nombre d’abomi­nables contractions du visage ; certains en deviennent beaux, mais leur bonne vo­lonté n'a pas d’autre résultat notable.

3

Il est alors réservé à Mathieu le Tatoué, dresseur de ca­niches savants, une amère surprise.

Le Cercle se réveille. La mer irise de brume la li­sière sombre des mâts. On s’aperçoit enfin que Mathieu, cé­libataire fa­rouche, a découché.

On le récupère complètement nu, aux envi­rons de midi, sur le front de mer, semblant se protéger du soleil autant que pos­sible alors qu’en fait il tente plutôt de passer inaperçu – sau­tillant d’un parasol à l’autre, rampant sous les arcades, fi­lant à quatre pattes le long des magasins qu’un front de plantes grasses abrite, hagard, tout confus, ayant perdu tout re­père. Il a la peau blanche et comme purifiée en l’absence de ses tatouages, mystérieusement disparus. Il pleure sur la poitrine du docteur Triton, psychologue de crise, balbu­tie en lui touchant la joue : « Ne plus voir cette Créature permettrait sans doute de n’en être plus vu, non ? » et il tente de déstabi­liser son système sensoriel en sens inverse et le rendre aux anciennes coor­données de notre univers connu. Le pro­cédé devrait agir – par un effet de navette as­sez naturel. Il n’en est rien, et Mathieu s’évanouit dans les bras du toubib qui regar­de autour d’eux sans voir grand-chose de notable.

– Quelle créature ?

Cependant, cette heureuse diversion sauve sans doute la vie de Mathieu, car ce qu’il a croisé est quelque chose d’extraordinaire, d’infiniment extraordinaire, de si extraor­dinai­rement extraordinaire qu’il n’aurait réussi à y survivre.

‪#‎série littéraire ‪#‎fiction mystérieuse

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