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Publié par Michel Castanier

Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : le Multiplicateur de terres – 6

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L’immortel Okombo Bê au gros nez n’est déjà plus là. Il y a pire que le pré­sident, après tout.

– Qu’est-ce que vous foutez ? dit-il, très essoufflé, aux Ibn Battuta à bonnet jaunes réfugiés sous un épais buisson de thym à quelques kilomètres de là.

– Oh ! Regardez-le, l’autre ! Il est pas sous l’épais buis­son de thym.

– C’est logique. C’est le chef.

– Vrai. J’aurais fait pareil si j’avais été Okombo Bê au gros nez.

– Mais voilà, t’es pas Okombo Bê au gros nez.

Une gifle claque. L’immortel Okombo Bê au gros nez re­met à plus tard d’assurer la présence du Cercle dans ces ré­gions par l’établissement d’un comptoir commercial et d’un gou­verneur sous la protection de quelques hommes solide­ment armés.

Après d’innombrables épreuves et de nouvelles at­taques des locaux, les voyageurs n’ont plus d’eau ; la pénu­rie de vivres s’aggrave ; il serait imprudent de pousser plus avant. Okombo donne le signal de la re­traite.

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Nos Explorateurs Enthousiastes, une fois sortis à grand peine de ces terri­toires hostiles, tou­chent en­fin les abords de la laverie Auto­matic Pellegrin. Il est opportun de regagner le cantonnement. Nul n’a ima­giné que l’expédition dure­rait long­temps, et la colonne s’est modérément équi­pée en ob­jets de première né­ces­sité. La dé­ception s’ajoutant au dé­sar­roi, étourdis par cet ef­fort sou­tenu qu’exige la méthode préconisée par notre cher savant, ils errent çà et là, démorali­sés, les effec­tifs fon­dent, le soir ap­proche. Par le plus grand des hasards, certains de nos pionniers sont de re­tour au Cercle, re­cou­verts de la poussière des grands chemins, alors que ca­rillonne la clo­che de la can­tine pour le premier ser­vice.

Les plus malchanceux ont pris du re­tard, la tra­versée du boulevard dit « de la République » est épui­sante, et bien des fois ces explorateurs éclairés man­quent re­non­cer et se lais­ser mou­rir de faim, mais, s’accommodant de nom­breuses dif­fi­cul­tés, ils font de nom­breu­ses éta­pes dans des oa­sis pittoresques où ils re­pren­nent des forces et ral­lient le Cercle par une coïnci­dence ex­traordinaire : le terrain de la casse Mongin où ils bivoua­quent ce soir-là est sous la corniche qui ra­fraîchit de son ombre notre patio une bonne par­tie de la jour­née. Un groupe de bonnets jaunes épui­sés ap­pa­raît sous la Tente des expéditions : ce sont eux.

– Il faut bien mourir de quelque chose, dit Okombo Bê, épuisé, avant de rejoindre son lit.

C’est la première tentative pour s’aventurer aux limites du dépar­tement de la seconde Rose-les-flots et de longtemps ce sera la seule. Nos pionniers, de retour sous le confortable pavillon blanc du club où ils s’acquièrent de grands éloges, sont par­ve­nus à cette conclusion qui fera leur re­nommée parmi la population : il n’y a au­cune con­nexion entre les Tours Jaurès et le vieux port.

Controverse au Cercle

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Pendant ce temps, malgré l’indéniable suc­cès des expéditions, de grandes disputes ali­men­tent encore les débats dans la salle de conférences cha­que jour que Dieu fait. Un groupe d’esprits chagrins se tient comme une ombre – ou un petit poing fermé – sur le seuil de la salle Scott-Amundsen, à la limite de la moquette bleue. Cette poignée de sé­ditieux n’admet toujours pas les consé­quences obscures – et pourtant claires – de la pensée de l’illustre savant. Selon ce foyer de réfractaires aux idées nouvelles, il ne se passe rien.

– D’ailleurs, il ne se passe jamais rien, dit Arsène, l’homme-caméléon, apparu au mi­lieu de l’assistance.

Un groupe de nos gens – des modérés – gite comme une barque sur son amarre de l’autre côté de la table de confé­rence. Ceux-là ne sont sûrs de rien mais bien près de croire tout.

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Comme le remarque, on ne sait trop pourquoi, Alexander Borgrave, notre Poète officiel, lorsqu’il quitte ses travaux littéraires, au soir venu, pour chercher l’inspiration dans le quartier des secré­taires de direction :

– Le Genre humain dé­rape sur un pavé mouillé trop mo­bile, et, se rat­tra­pant de justesse au tronc d’un co­cotier, il se retrouve en pleine jungle comme chez lui. Il a un cri de peur qui agit comme un res­sort men­tal. Il ne fait qu’un bond. Le sol se déplace à nou­veau, cette fois en sens in­verse sous ses pas. Il a mis son pied aventureux sur une tor­tue, en­fouie sous des nénu­phars, aussi large qu’une plan­che de sur­fer. C’est l’Histoire, qui n’en fait qu’à sa tête.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? dit Arsène.

– Tu peux pas comprendre : c’est de l’Art.

On se tait, front contre front.

– ...

– …

– Cela donne à penser, non ?

– Pas plus que d’habitude.

(à suivre)

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