Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : le Multiplicateur de terres – 6
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L’immortel Okombo Bê au gros nez n’est déjà plus là. Il y a pire que le président, après tout.
– Qu’est-ce que vous foutez ? dit-il, très essoufflé, aux Ibn Battuta à bonnet jaunes réfugiés sous un épais buisson de thym à quelques kilomètres de là.
– Oh ! Regardez-le, l’autre ! Il est pas sous l’épais buisson de thym.
– C’est logique. C’est le chef.
– Vrai. J’aurais fait pareil si j’avais été Okombo Bê au gros nez.
– Mais voilà, t’es pas Okombo Bê au gros nez.
Une gifle claque. L’immortel Okombo Bê au gros nez remet à plus tard d’assurer la présence du Cercle dans ces régions par l’établissement d’un comptoir commercial et d’un gouverneur sous la protection de quelques hommes solidement armés.
Après d’innombrables épreuves et de nouvelles attaques des locaux, les voyageurs n’ont plus d’eau ; la pénurie de vivres s’aggrave ; il serait imprudent de pousser plus avant. Okombo donne le signal de la retraite.
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Nos Explorateurs Enthousiastes, une fois sortis à grand peine de ces territoires hostiles, touchent enfin les abords de la laverie Automatic Pellegrin. Il est opportun de regagner le cantonnement. Nul n’a imaginé que l’expédition durerait longtemps, et la colonne s’est modérément équipée en objets de première nécessité. La déception s’ajoutant au désarroi, étourdis par cet effort soutenu qu’exige la méthode préconisée par notre cher savant, ils errent çà et là, démoralisés, les effectifs fondent, le soir approche. Par le plus grand des hasards, certains de nos pionniers sont de retour au Cercle, recouverts de la poussière des grands chemins, alors que carillonne la cloche de la cantine pour le premier service.
Les plus malchanceux ont pris du retard, la traversée du boulevard dit « de la République » est épuisante, et bien des fois ces explorateurs éclairés manquent renoncer et se laisser mourir de faim, mais, s’accommodant de nombreuses difficultés, ils font de nombreuses étapes dans des oasis pittoresques où ils reprennent des forces et rallient le Cercle par une coïncidence extraordinaire : le terrain de la casse Mongin où ils bivouaquent ce soir-là est sous la corniche qui rafraîchit de son ombre notre patio une bonne partie de la journée. Un groupe de bonnets jaunes épuisés apparaît sous la Tente des expéditions : ce sont eux.
– Il faut bien mourir de quelque chose, dit Okombo Bê, épuisé, avant de rejoindre son lit.
C’est la première tentative pour s’aventurer aux limites du département de la seconde Rose-les-flots et de longtemps ce sera la seule. Nos pionniers, de retour sous le confortable pavillon blanc du club où ils s’acquièrent de grands éloges, sont parvenus à cette conclusion qui fera leur renommée parmi la population : il n’y a aucune connexion entre les Tours Jaurès et le vieux port.
Controverse au Cercle
1
Pendant ce temps, malgré l’indéniable succès des expéditions, de grandes disputes alimentent encore les débats dans la salle de conférences chaque jour que Dieu fait. Un groupe d’esprits chagrins se tient comme une ombre – ou un petit poing fermé – sur le seuil de la salle Scott-Amundsen, à la limite de la moquette bleue. Cette poignée de séditieux n’admet toujours pas les conséquences obscures – et pourtant claires – de la pensée de l’illustre savant. Selon ce foyer de réfractaires aux idées nouvelles, il ne se passe rien.
– D’ailleurs, il ne se passe jamais rien, dit Arsène, l’homme-caméléon, apparu au milieu de l’assistance.
Un groupe de nos gens – des modérés – gite comme une barque sur son amarre de l’autre côté de la table de conférence. Ceux-là ne sont sûrs de rien mais bien près de croire tout.
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Comme le remarque, on ne sait trop pourquoi, Alexander Borgrave, notre Poète officiel, lorsqu’il quitte ses travaux littéraires, au soir venu, pour chercher l’inspiration dans le quartier des secrétaires de direction :
– Le Genre humain dérape sur un pavé mouillé trop mobile, et, se rattrapant de justesse au tronc d’un cocotier, il se retrouve en pleine jungle comme chez lui. Il a un cri de peur qui agit comme un ressort mental. Il ne fait qu’un bond. Le sol se déplace à nouveau, cette fois en sens inverse sous ses pas. Il a mis son pied aventureux sur une tortue, enfouie sous des nénuphars, aussi large qu’une planche de surfer. C’est l’Histoire, qui n’en fait qu’à sa tête.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? dit Arsène.
– Tu peux pas comprendre : c’est de l’Art.
On se tait, front contre front.
– ...
– …
– Cela donne à penser, non ?
– Pas plus que d’habitude.
(à suivre)