Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : Merveilles de la Création – 1
Un point d'Histoire
L’homme-singe de Sumatra [cote RAE] En cours de réfection.
Le 1er pluviôse an IV, le lot 2133 de la vente aux enchères de la collection du comte de Bazane qui a lieu à la Rochelle attire l’attention de Donatien-Alphonse-François Style, un garçon ambitieux et déterminé.
L’homme-singe de Sumatra lui coûte seize louis. L’admirable curiosité est empaillée et quelque peu affaissée sur ses antérieurs. On l’étaie avec des tuteurs. Le prodige est parfumé comme un petit marquis pour chasser l’odeur pénible qui s’en dégage.
Plusieurs spécimens des Triomphes de la Raison sur l’Ancien Monde trônent dans le Cabinet des curiosités du duc de Berry – un chariot bâché assez semblable à ce que seront les prairie schooners des pionniers de l’Ouest et qui suit désormais la roulotte de la Genèse.
Animaux terrifiants, Etres mythiques et Monstres du pays des Géants accompagnent la Grande Armée dans sa louable entreprise de libérer l’Europe de la Tyrannie. Donatien-Alphonse-François – d’un tempérament artiste – s’est découvert entretemps des dons de trapéziste. Il évolue à ciel ouvert devant l’établissement commercial, ce qui lui permet d’être visible de loin dans les champs où les paysannes libérées moissonnent.
Le génie c’est l’erreur dans le système – Gaston Klee
Considérons cette vidéo prise par notre équipe de communication au retour d’une exploration particulièrement hasardeuse : nous sommes dans la fameuse roulotte de la Genèse. La pénombre se teinte du reflet du cuir des sièges, des boiseries en bois de chêne, de la couleur dorée des vitraux de parchemin huilé, des volumens de papyrus et des vitrines pâles où veillent les formes inachevées des monstres et énigmes de la science. Un peu de vent anime des courants froids qui soufflètent la porte et rappellent à l’intérieur du vieux sanctuaire qu’on est en hiver.
L’illustre professeur Ulysse S. Style, président du Cercle des Explorateurs Enthousiastes, la tête penchée dans le médaillon de lumière d’un vitrail jaune, entouré de quelques artistes émérites, lit une tablette d’argile posée sur un lutrin.
L’incomparable géographe lève enfin ses beaux yeux, daigne remarquer la caméra et poursuit alors sa méditation à haute voix : après un bref historique de ses œuvres et de sa pensée, il loue les futurs développements de nos voyages.
– La vision n’est jamais qu’une perception préconçue : un codage des vieilles habitudes de la conscience. Vous voyez exclusivement ce que vous vous attendez à voir...
– Ha bon ? dit l’homme-caméléon, qui se détache à peine du lutrin.
– Mon cher Arsène, reprend le président après s’être essuyé la joue avec un fin mouchoir de batiste, et vous, mes doux amis, l’univers que vous avez connu dans un premier temps – que vos sens d’enfant ont exploré – est-il, avec l’âge, autre chose qu’une idée fixe ? Songez avec confiance aux terrae incognitae de nos ancêtres, à leur conception du bord de l’univers et des eaux qui s’y engouffrent – là où sont les monstres, disent les parchemins. C’est là que nous allons.
Cet aventurier de l’esprit – sur ces mots extraordinaires – quitte le champ de la caméra, un rai de lumière éclaire le pupitre, une porte claque et tout s’éteint.
– Quels monstres ?
Aimable Simplicité du monde nouveau
1
Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes est à présent un salon cossu sous un vaste pavillon de toile blanche dans le patio de l’immeuble administratif. Ivoires, santal, ambre, draps d’or et de soie sont la moindre des choses pour le confort des voyageurs depuis que nous avons ouvert les portes en cristal de la Connaissance.
Tapisseries somptueuses, meubles aristocratiques, tentures de harem et de vastes fauteuils de cuir roux dans des enclaves de plantes grasses encerclent les tables basses couvertes de rouleaux égyptiens, d’inestimables parchemins en peau de porc dégraissée de la plus fine texture, de fiasques du single malt de l’île d’Islay vieilli en fûts de sherry, de distillations d’eau-de-vie par les meilleurs bouilleurs de cru alsacien, de la tequila de Guanajuato, née de la brûlure de l’éclair sur l’agave, ou des tonnelets du cognac Louis XIII, dû au toucher raffiné des maîtres de chai sur les raisins de la Grande Champagne – rien n’est trop beau pour les hardis explorateurs au retour du monde interstitiel.
Les cartes aux murs de la Tente des expéditions figurent des terres inconnues. Certains territoires sont déjà quadrillés, numérotés et identifiés sous des noms familiers : Rivière de la Femme-python, Téton de la Femme-crocodile, Bois de la Femme-araignée, Motte de la Femme-girafe. La plupart ne sont encore que des espaces vierges. Les infatigables arpenteurs cartographient toujours la zone, étudient les mouvements des sables, répertorient la végétation.
Les Terres intermédiaires s’accroissent à la vue – leur rhizome se diversifiant d’une multitude de ramifications instables et mobiles : de paysages en suspension, de contrées jusqu’alors inaperçues et qui transparaissent et s’augmentent sans cesse de nouvelles branches, de nouvelles feuilles, de nouveaux ombrages.
– C’est se débattre dans une sorte d’arborescence, dit monsieur Henri, le jardinier-paysagiste du Cercle, qui tient un barbecue improvisé dans le patio. Chaque feuille a son envers pareillement modelé mais plus pâle, nervuré autrement – comme la paume si blanche de la main d’Anthracite, notre beau Rwandais. Chaque terre connue – rues, maisons, squares, quartiers – a son paysage invisible devenu sensible.
Là-dessus, ce vétéran chevronné des Voyages s’endort debout, le front contre la clôture du jardin.
Une amitié potagère
Ce même Henri réussit, non sans une admirable patience, à mettre en pot sous la Tente des expéditions une créature des plus singulières : un être végétal maintenu à un degré correct d’hygrométrie grâce à une irrigation constante. L’homoncule est placé sur le comptoir du bar américain, qui possède à l’autre extrémité de son étrave une figure de proue : le buste de Neptune, composition de bois assez semblable à un masque oriental – mais qui a une bouffarde à la bouche et un perroquet de cristal sur l’épaule.
Les bras de la créature, en été, portent des fruits savoureux et ses feuilles ont, selon monsieur Henri, qui l’aime bien, une valeur curative et les mêmes effets que la camomille. L’Homme-poireau – ainsi que l’appelle Jules, l’Homme le plus fort du monde, avec son humour bien connu – nous tient compagnie au club, parmi des confrères plus discrètement végétaux. Il a la manie de crier Kaï Kaï de façon lugubre si quelqu’un se débarrasse des cendres de son tabac dans la terre qui le nourrit, mais il n’est pas autrement dérangeant, garde une mélancolie bien à lui et se tait la plupart du temps.
Ulysse ne se maîtrise plus à ce sujet.
– Que se passe-t-il, professeur ?
– Ainsi les légumes ont une âme et nous parlent. La continuité du monde humain, animal et végétal est assurée. Nous avons découvert un laboratoire biologique impressionnant ! Nous voici à la pointe du génie génétique ! dans l’antichambre de la vie !
Style ne prend pas, comme à son habitude, toute la mesure des conséquences de sa pensée. Les Nains jaunes – les 7 fils de Pollock qui assurent l’entretien des sous-sols du Cercle – paraissent réservés.
– On n’est pas démunis de ce côté-là, dit madame Ernestine, du bureau des réclamations, la femme-léopard dont les yeux bleuissent quand on lui fait l’amour.
La fumée de nos cigarettes a un effet désastreux, car, un matin, après s’être défraîchi à la suite des soirées de beuveries, l’homme-poireau se détache de son pot et tombe au sol comme un légume blet.
Sa perte apparaît trop tard un sinistre présage que nous n’avons pas su déchiffrer.
(à suivre)